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Date de disponibilité: 01/01/2019
Le très oublié Alfred Fabre-Luce, qui lui consacra une belle biographie, définissait le journal intime de Benjamin Constant comme « un paquet d’os résistant à la décomposition ». Il est vrai que Constant n’avait rien d’un Rabelais. « Rien de spécial » est la première phrase de son colossal journal, c’est un début à la Constant. Car trois lignes plus bas, nous lisons : « Vu Goethe. »
Lundi 17
Sitôt rentré de Bonn, déjà sur le chemin de Cleveland. La vie d’un soliste s’inscrit dans les aéroports. De vol en vol, je me déplace sans véritablement voyager. Même avion, même chambre d’hôtel, même loge. À peine je me défais du concert précédant, le suivant me tend les bras. Il aura certes lieu dans plusieurs jours, cependant il palpite déjà, avec ses contours encore vagues, il se dessine doucement. Nous venons l’un à l’autre. Au fond, je suis entre deux désirs : celui de Bonn, celui de Cleveland. Le Concerto pour la main gauche de Ravel, que je viens de jouer, me parcourt encore.
Les visites arrivent la nuit. Je suis assis devant la table de chêne. La forêt m’accorde sa protection menaçante. J’écoute les grincements de dents des arbres. Ma main droite appuyée sur la joue d’un papier blanc, j’attends sans attendre. Peu à peu mon crâne approche de son ossature idéale : une matière de brume et de calme, une forme qui lentement se délite comme les bords d’un nuage.
M. C. – Avez-vous le sentiment de provenir, littérairement, d’un certain lignage d’auteurs ou bien vous ressentez-vous au contraire comme un « errant » d’influences diverses ?
C. B. – Ni ceci, ni cela. Si, me penchant au-dessus de mon berceau d’encre, je ne vois aucune figure de papier mâché dont je pourrais me recommander, je ne suis pas non plus une brindille flottant sur un canal, d’écluse en écluse : j’appartiens bien à une « lignée », mais étrangement elle n’est pas derrière moi, plutôt devant. Non pas une galerie d’ancêtres, chose bourgeoise et ennuyeuse, mais des visages d’une jeunesse surnaturelle, que je découvre peu à peu. Je ne viens pas d’eux. Je vais vers eux et c’est bien plus beau.
Commençons par un axiome : l’intime n’est pas le privé. Il n’est pas l’inviolable. Il n’est pas non plus cette part de la vie privée qui se monnaye ou s’expose dans la vie sociale. Car il ne se réduit pas à la dualité du privé et du public. Comme le souligne avec force le philosophe Michaël Fœssel : « Le privé nous appartient tandis que l’intime nous concerne »
Dimanche 29 novembre 1981
Tenir un journal : se garder pour la postérité. Traverser son temps sans s’accrocher trop au monde, en frôlant seulement.
Lundi 30 novembre 1981
Je ne sais plus quand, j’écrivais ici que Peut-être serait un beau titre. Pensé cette nuit que ce pourrait être le titre tant cherché de ce journal.
Quarante-cinq ans, cette année, que nous passons le mois de juillet aux Bordes et, comme chaque fois depuis quelque temps, déjà, je ne peux plus ne pas me demander si ce ne sera pas le dernier. Les habitudes que j’ai, ici, et qui sont solides, évidentes, précises, apaisantes, devraient m’inquiéter. Elles impliquent qu’on a beaucoup duré, donc que la fin est proche. Mon cœur, d’ailleurs, me le notifie chaque jour ou presque.
J’ai rêvé l’autre nuit que je retournais dans la grande maison. J’étais debout près de la grille, j’en agrippais les barreaux, j’y cherchais du regard notre écusson, nos armoiries imaginaires, cet entrelacs d’aigles échiquetés et de lys terrassés de sinople, l’emblème tarabiscoté de notre splendeur, mais aussi de notre prétention et de notre incapacité à renvoyer au monde un signal intelligible. De l’autre côté de la grille, l’allée se perdait sous l’assaut des cirses, des liserons, des chélidoines, toutes ces mauvaises herbes que nous n’étions plus là pour pulvériser de vinaigre ou de savon noir, agenouillés comme tant de fois à même leurs épis et leurs corolles impudentes.
Le printemps m’avait vu sombrer tout entier dans l’indicible émoi d’un amour impossible. L’amour, si vif qu’il en était invivable avait passé, brusquement ; doucement vint l’été. Il me fallait fuir Paris, m’éloigner de Montmartre et de ses sirènes aux grands yeux saturniens qui m’appelaient, là-bas, de l’autre côté de la butte. Miguel, mi gran amigo Miguel en résidence d’écriture à Manosque m’y invita quelques jours – « la Provence te changera les idées ». Je pris un train puis un bus, puis Miguel dans mes bras : il m’attendait au buffet de la gare, en espadrilles et en marcel, un pastis à la main. Un abrazo, mon ami.
I. Augures
Sur la plage de Riace, en Calabre, un homme sort de l’eau. Allongé sur le sable clair, la bouche entrouverte, il s’offre au regard de la foule sidérée. Le voyage a été long et éprouvant ; les yeux rivés vers le ciel calme, l’homme aux traits fins et aux muscles affutés semble, de sa main gauche, essayer de saisir quelque chose qui n’est plus là depuis longtemps. Autour de lui : une forêt de jambes nues et bronzées plantées dans des maillots délicieusement seventies et un silence inhabituel sur cette côte en plein été.
Leurs silhouettes fébriles n’attirent pas l’attention, ils se fondent dans le décor, ils sont le décor, un décor neutre, une toile de fond un peu monotone dessinée pour ne pas heurter le regard. Pourtant, depuis le jour où, à rebours des réflexes de hâte inculqués par l’époque, j’ai accordé aux pins des Landes le temps de la rencontre, cette foule de troncs si fins dont les branches sont en permanence marquées des stigmates de la houle est devenue le miroir familier de mes états intérieurs.
Ce premier dimanche de janvier 1940, nous sommes allés tous ensemble à Saint-Michel-de-Montaigne, près des rives de la Dordogne, visiter le château du philosophe. J’étais le seul qui n’était pas encore en uniforme. Six mois plus jeune que mes copains, c’était la raison. Mais nous étions tous là, Henri que nous appelions Papillon parce qu’il excellait dans la brasse du même nom, le grand diable que nous surnommions Trinqueballe, l’Ardéchois dont nous avions italianisé le nom, Delrigoso, Meunier, neveu d’un écrivain célèbre, Max, gentil garçon à la fois poète et pantouflard, et Dze Dze, gros et affecté d’un défaut de prononciation.
Roland Joachim se demandait ce qu’il était venu faire dans ce colloque. La seule raison, pour ce vieil homme, c’était qu’il s’ennuyait. Et maintenant, dans cette salle qui se cachait au cœur d’un des recoins de la Sorbonne, il rabâchait une fois de plus ce qu’il avait étudié et enseigné toute sa vie, les auteurs latins tardifs, Saint-Cyprien, Prudence, Ausone... L’auditoire se composait d’une douzaine de personnes.
Quand Joseph Duplessis sortait de chez lui, rue Monge, pour se rendre au travail, dans une compagnie d’import-export, rue du Cardinal-Lemoine, il tournait à droite. La première boutique, dans son immeuble même, était une chocolaterie. Chaque matin, ou presque, la chocolatière se tenait sur le trottoir. La chocolatière ou tout au moins celle qui ouvrait le magasin à cette heure matinale, une parente du patron, à qui on demandait seulement de faire de la présence, car toute autre tâche aurait excédé ses facultés intellectuelles. Joseph Duplessis ne savait même pas son nom.
Seul l’enfant est bien sur terre, parce qu’il vit toujours au bord de la mer. Il n’est que de voir exulter les petits corps, regagnant la houle dont ils sont nés. La mêlée des vagues et des voix, la découverte de l’univers dans son ampleur, l’aventure si attirante… Violets de peur ou excités, présents à eux-mêmes, oublieux. On court après cela toute sa vie ensuite, il faut retourner à la plage pour humer la sensation disparue. En pantalon et veste, nous nous interrogeons. Nous sommes terriblement moins bien assis sur nos chaises qu’eux le cul dans la flaque.
Singulier destin que celui de V.S. Naipaul, disparu au cœur de l’été 2018. Destin à deux visages, bifrons, qui le voit tout à la fois épouser un mouvement commun à plusieurs générations d’écrivains, issus comme lui des marges de l’Empire britannique, et insister pour s’en distinguer, s’en démarquer à tout prix. Sans ménagement, parfois, avec un sens très poussé de la provocation, souvent, mais sans jamais craindre les retours de bâton, les prenant même d’assez haut, pour ne pas dire de très haut. Hautaine, mais pas assez pour se faire suffisante, se réclamant d’une différence en partage, sa démarche inédite commande qu’on revienne sur son parcours, ainsi que sur la réception de son œuvre, controversée, pour dire le moins. Mais à quoi devait-il donc une réputation aussi violemment contrastée ?
Une fois dans Oxford, deux voies conduisent à Rowan Oak : l’Old Taylor Road, qui mène à l’entrée principale de la propriété, puis le Bailey’s Woods Trail, qui traverse un bois d’une trentaine d’acres et débouche sur un petit pré, du côté de l’écurie. Le sentier, qu’on doit emprunter depuis le stationnement du musée de l’université, fait moins d’un kilomètre et se parcourt en une vingtaine de minutes. Le randonneur n’y trouve pas son compte, mais le promeneur, lui, peut parcourir dans les conditions les plus favorables ce qui s’apparente – rétrospectivement – à une sorte de réduction géographique du nord du Mississippi.
Le jugement de Jean Paulhan sur Gérard Bauër, « chroniqueur mondain », a probablement contribué à jeter dans l’oubli celui qui incarne pleinement la posture de l’ « homme de lettres ». Sa pratique virtuose du genre délaissé de la chronique aurait pu laisser l’image d’un dandy mélancolique et séducteur fréquentant les têtes couronnées et les salles de concert. La découverte récente du Journal qu’il écrit pendant la guerre alors qu’il se trouve exilé en Suisse permet une redécouverte : dans la précarité, l’homme se réinvente et, avec acuité, approfondit la perception qu’il a de lui-même et du monde.
Somme de trente ans de recherche, exhaustif, inventif, ardu et lumineux, cet ouvrage dresse une typologie des messianismes à partir de destinées hors du commun, où l’expérience mystique est la condition de la conscience de soi comme messie.
« Déchirant » : ce mot, « sans réelle beauté prosodique », est peut-être celui qui définit le mieux le projet de Nathalie Léger : « Tout ce qui déchire l’âme et le cœur, dit le dictionnaire. Tout ce qui suscite […] autrement qu’un coup de dés, la pensée. » Il est vrai que le rapprochement de la destinée funeste de Pippa Bacca, une artiste italienne partie faire le tour des pays ayant connu la guerre récemment en robe de mariée immaculée, morte assassinée et violée, avec celle, tellement plus ordinaire, de sa mère, retraitée sur la Côte d’Azur, peut surprendre.
C’était à Berlin où il était de passage en décembre 1904, Charles Du Bos, lecteur omnivore et critique lucide, garde en mémoire cette fin d’après-midi où, au coin du feu, son interlocuteur, l’écrivain Ernst Hardt, l’interrogeant sur ses premières investigations à travers les lettres allemandes, lui dit soudain : « Oui, cela est bien ; mais vous ne savez pas encore de quel Klang, de quelle sonorité notre poésie est capable ; et vous ne le pouvez savoir, car ce n’est que récemment que nos poètes ont fait de notre langue un instrument d’où se dégage une si capiteuse ivresse. »
« Roman : une petite histoire, généralement d’amour. » Julian Barnes cite en exergue de son dernier livre cette définition du dictionnaire de Samuel Johnson (1755). Comment une histoire d’amour peut-elle déterminer notre vie ? Telle est – l’éternelle – question que le romancier britannique traite avec brio.
Si la mode littéraire de cette rentrée romanesque aura été au « trash », à l’assommage de son voisin à coup de barre de fer, on peut dire que Laurence Cossé a passé son tour, glissant sans bruit sur la neige fraîche de son dernier roman.
« Ils viennent d’Agua Suja, de Minhas, de Fellahim, de Bordello. Ils viennent de Sanguinosa, de Blutig, d’Oameni Monti, de ces endroits de la ville où l’on dort protégé sous des cartons. » Ils viennent de tous les coins de cette mégalopole, pleine de bruit et de fureur, Favelada. De l’Amérique du Sud on reconnaît les bidonvilles et la violence, mais on y parle toutes les langues et les lumières dansent. Du temps des dystopies on reconnaît les catastrophes à venir, mais ce pourrait aussi bien être aujourd’hui, tant l’envahissement des déchets et les dérèglements climatiques y frappent là-bas comme ici les plus faibles en premier.
Née en 1933 – l’année de la parution de La condition humaine –, Florence Malraux, fille de Clara Goldschmidt et
d’André Malraux, s’est éteinte à Paris dans la nuit du 31 octobre 2018. « Ce fut un être de très haute et exquise qualité », a écrit récemment Edgar Morin qui la connaissait depuis l’enfance. Oui, Florence Malraux était douce, discrète et aimait la sobriété – un prodige, quand on pense aux parents qui furent les siens. Son humour était tout en finesse, mais elle savait aussi, quand il le fallait, dire avec fermeté ce qu’elle pensait, et dire non.
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