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Il y avait une fois un poète américain qui s’appelait Wallace Stevens, moins reconnu au tableau des géants, comme Ezra Pound ou T.S Eliot, mais dont la présence discrète, digne, avait l’allure d’un rocher doux au toucher. Il était né en 1879 et mourut en août 55. Le matin, levé tôt, il écrivait puis allait à son travail d’avocat en traversant un parc qui le fournissait en impressions, en pensées, en idées. Des canards sur l’eau faisaient l’affaire. On voit bien, à le lire, que Stevens était l’un de ces écrivains américains intensément cultivés et dont la culture, à force d’être méditée sans trompe ni pompe, finissait par diffuser une clarté douce, d’un jaune pâle, merveilleux de retenue. Lire un poème de Stevens, c’est comme de regarder un bouquet de roses devant une fenêtre, à la tombée de la nuit. C’est être capté par cette intensité, ce feu et y penser ensuite, tout la nuit, tout au long de la journée. En France, Claire Malroux fut sa traductrice, on ne pouvait pas imaginer transmetteuse plus fine, plus subtile à l’écoute. C’est à elle que l’on doit ce genre de trésor énigmatique, si simple à l’oreille : « Les feuilles sur le macadam font du bruit / Que douce est l’herbe où la désirée / Se repose dans le climat du ciel… (The leaves on the macadam make a noise/How soft the grass on which the desired/Reclines in the temperature of heaven.) Claire Malroux a beaucoup traduit Emily Dickinson et elle n’en a pas fini avec la grande Emily. Avec Stevens, c’est une autre musique. Dickinson est taillée dans le diamant, Stevens semble un tremblement de feuilles mais relié à une profondeur. On l’imagine assis dans un beau fauteuil de cuir sombre, écoutant venir à lui la lointaine musique du temps : « Allume la première du soir, comme dans une chambre / Où l’on se repose et, sans guère de raison, l’on pense / Que le monde imaginé est l’ultime bien. »
Les éditions José Corti ont publié naguère un recueil de ses poèmes sous le titre : À l’instant de quitter la pièce, traduit par Claire Malroux. D’autres éditeurs s’y sont mis également : Atelier la Feugeraie, Circé, Actes-Sud Papiers, Unes. Il doit rester encore beaucoup à faire. Le volume Corti comporte un choix de lettres qui permet au lecteur de se faire, lui aussi, une idéedu personnage. Car les idées sont des matières d’imagination, elles ne sont pas abstraites, mais délicieusement concrètes, on peut les toucher avec les doigts. D’une certaine façon, c’est que fait Stevens, du plus retiré de son élégance : soudain, le corps est concerné, il s’éprouve dans le vent banal d’une journée qui commence. Inutile d’ajouter que cette œuvre donne à entendre de la langue américaine le contraire de ce qui nous infligé par la voix d’un certain président. Dans l’actuelle querelle qui oppose, prétendument, les populistes à certaine élite condescendante, la lecture de Stevens agit comme un révélateur impitoyable. Il n’y a pas d’un côté le vulgaire diesel et de l’autre le consommateur bio : épluchures misérables du marigot de l’anti ou pro politiquement correct. On a honte d’en être là. Le langage du poème réunit à la fois la simplicité et la profondeur, il ne démontre jamais rien, il est comme Wallace Stevens prenant « une note sur la lune ». Ces choses secrètes brillent dans l’ombre tandis que là haut, à la surface, on s’agite. Mais : « Il savait qu’il était un esprit sans foyer / Et que, dans son savoir, les objets locaux devenaient / Plus précieux que les plus précieux objets domestiques. » Lisez Wallace Stevens et revenez nous voir.
Michel Crépu