Un petit air champêtre

| Publié le : 15/12/2016

Déjà, du temps des romains, les pastoureaux abonnés à la NRF lisaient les Bucoliques dans l’exquise traduction de Paul Valéry. Allongés dans l’herbe, ils tournaient les pages de l’édition bilingue « Folio classiques » : « tu patulae recubans sub tegmine fagi /Silvestrem tenui musam meditaris avena… », « Tandis qu’à l’aise sous le hêtre, tu cherches sur ta flûte un petit air champêtre[1]… »Les candidats à la présidentielle de cette époque prenaient soin de répéter les vers de Virgile avant d’entrer en scène. Ils faisaient un petit d’exercice d’élocution, comme l’acrobate du cirque s’accordait quelques cabrioles avant de se jeter dans l’air, sous les vivats. Pas d’obsession médiatique. Plutôt le goût de la simple et belle ouvrage. Ouvrage au féminin, c’était bien. On mesurait alors l’excellence d’un candidat à sa faculté de produire, comme de rien, « un petit air champêtre ». Le summum de la littérature, c’était justement la chansonnette d’été, dans la paille et les petits cris.

Bob Dylan, pastoureau d’Amérique, n’est pas venu chercher son Nobel à Stockholm mais Patti Smith l’a fait à sa place. Patti Smith a joué la chanson « A hard rain gonna fall », qui veut dire : « Il va salement pleuvoir » et elle-même a fini par pleurer sans finir le couplet. Dylan avait tourné un mot de sa façon, déclarant qu’à son humble avis, Shakespeare écrivant Hamlet, n’avait pas eu des idées métaphysiques, mais bien plutôt des soucis pratico-pratiques. Des essais de voix, des petits problèmes de menuiserie, d’acoustique, que connaissent bien les artisans du texte, très loin des envolées lyriques. Comme c’était bien vu ! David Caviglioli, de L’Obs , qui était à Stockholm, n’a pas jugé ces distinguos suffisamment probants pour mériter l’investiture. Il a même écrit sans faiblir que la « littérature avait été la grande absente » de cette remise de Nobel. Quelle imprudence, sous la plume de cet excellent journaliste. Il nous semble au contraire que la littérature était là bien à sa place, et au premier rang en plus.

On avait pu voir entre temps sur Arte le merveilleux film de Martin Scorcese sur Dylan, No Direction Home. Images fuyantes, images de fins de journées pluvieuses, d’arrêts dans des motels perdus où l’on peut quand même téléphoner à quelqu’un que l’on ne connaît même pas. Dylan n’a pas d’adresse postale. Il a dit justement qu’« il était sur la route » quand on lui a appris la nouvelle du Nobel. Un facteur de passage, sans doute, lui aura remis le précieux pli. On ne peut pas imaginer image plus délicieusement paradoxale que celle qui opposerait le célèbre prince de Salina, héros du Guépard de Lampedusa, reclus dans sa villa sublime, au trouvère américain de la Route 66 filmé par Scorcese. Visconti a filmé Burt Lancaster en prince de Salina. Les grands soirs de bal, le prince regarde les autres danser, de derrière un rideau léger. C’est le thème du Guépard : la fin d’un monde que l’on croyait éternel. Pendant qu’on récit le chapelet au salon, le prince fume son dernier cigare dans la bibliothèque aux ombres pourpres. Il pourrait aussi bien jouer de l’harmonica dans une chambre de motel. Like a rolling stone.

Noël approche, remplissez vos traineaux. Offrez des livres au lieu de rester les bras ballants comme un pastoureau qui aurait perdu son mouton. Et qui, en tête de la hotte ? Henry David Thoreau bien sûr ! On a déjà signalé la parution récente du tome 4 de son journal chez Finitude. Une suite ininterrompue de tableaux admirables, de scènes comme extraites en direct du monde sauvage de la forêt du Maine. Ce sont les grands sapins de 1846 qu’on aimerait aller voir tout de suite d’un coup d’avion. Soudain, il y a une averse, Thoreau la décrit comme un déluge biblique. Il n’a peur de rien. Seuls les chevaux ne bougent pas. Thoreau écrit : « Les chevaux restés debout luisaient sous la pluie. » Image homérique d’une extraordinaire beauté. Thierry Gillyboeuf est le traducteur de ces merveilles en français. Chic, il paraît qu’il y a encore au moins dix volumes à traduire.

 

Michel Crépu

[1] On reprend ici la traduction de Paul Valéry des Bucoliques dans l’édition « Folio classiques » présentée par Florence Dupont.

 
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