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Venons en sérieusement à la rentrée des romans. On dirait un paquebot des Messageries maritimes évoluant avec lenteur à travers les icebergs du milieu. Les passagers, poètes, romanciers à la petite semaine, lisent les journaux, vont au bar dès huit heures du matin, tellement ils s’ennuient. Le fait de figurer sur une liste en rassure certains. C’est bien le seul cas de figure où figurer sur une liste est considéré comme une bonne nouvelle. Nous croisons Jean-Pierre Dandrelin, des éditions du Fromage Mou, il est ravi de toute sa face rubiconde, car son nom figure sur la liste du prix des Dix mille fourchettes : s’il gagne, il donnera un banquet gigantesque aux anciens entrepôts de bois et charbon, impasse du colonel Ventrepoux. « Mon éditrice est ravie, nous dit-il, et en plus, nous sommes en train d’approcher en douce la liste du Femina. » Merveilleux prix qui fait rêver la nuit quand il pleut sur la ville.
C’est la grande originalité de cette rentrée, d’avancer sans chef-d’œuvre, sans imposture avérée, sans éclatante révélation. Un chef-d’œuvre ressemble à un volcan surgi des abysses, il fait courir le frisson du nouveau radical. On se dit : « c’est extraordinaire, personne ne nous avait pas encore raconté les choses de cette façon. » Rien de tel ici, mais une quantité considérable d’ouvrages intéressants, voire passionnants. Dire d’un livre qu’il est passionnant est à la fois signe de contentement véritable mais un peu faux-cul quand même. Heureusement que les conversations ne vont nulle part, car on serait bien en peine de dire pourquoi nous avons choisi l’emploi du mot passionnant. Il ne ment pas, il ouvre le parapluie, il dissimule parfaitement le manque de littérature qui se cache derrière. Dira-t-on de Guerre et Paix que c’est un roman passionnant ? Non bien sûr. Et diriez- vous du Procès de Kafka que c’est un roman passionnant ? Évidemment non.
Ce n’est pas une raison pour faire le hautain qui ne tutoie que les exceptions. Car il y a des surprises. Laëtitia[1], par Ivan Jablonka au Seuil en est une. Le livre est l’histoire d’une jeune fille assassinée dans la nuit du 18 au 19 janvier 2011 à l’âge de dix-huit ans. Ivan Jablonka raconte cette jeune fille, il mène une sorte de rapport plus qu’une enquête proprement dite, il étale ses documents, il n’hésite pas à convoquer à la fois le registre du droit et celui, plus ténébreux, des sentiments. Le résultat fait de ce livre une aventure scripturaire en soi qui fait couler de l’encre après avoir fait couler du sang. On lit, on est pris, voilà le moment capital où se produit la rencontre entre l’auteur et le lecteur. Cela fait penser aux histoires de pêche à la truite que racontait admirablement le regretté Maurice Genevoix. Genevoix (l’un des auteurs phares des éditions de la Table Ronde, notre maison chouchou) savait le langage de l’attente et de la prise qui sont les grands moments de la vie d’un chasseur ou d’un pêcheur. Question de patience, de justesse dans le choix des hameçons. Genevoix est l’homme qui a le mieux écrit sur la guerre de 14, on ne se lasse pas de le répéter, bien que la rentrée littéraire 2016 s’en moque éperdument. Tout cela n’est pas très grave tout en étant extrêmement grave, car ne nous méprenons pas : c’est la civilisation française qui se joue, chaque année, pour quelques pages de papier supplémentaire. Jean-Pierre Dandrelin nous rassure en nous prenant par l’épaule juste à la hauteur de la brasserie Lipp : « T’inquiète ! Tu y seras, sur la liste ! »
[1] Editions du Seuil, 372 p., 21 €.