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Je suis sur un assez gros coup : la relecture d’À la recherche du temps perdu. J’ai initialement repris le Quarto que j’avais laissé en suspens, avec un dollar à l’intérieur comme marque-page. On devait être en 2012, j’avais entrepris de noter, surpris par leur grand nombre, toutes les métaphores scientifiques de ce livre qui rencontrait, de façon inattendue, les écrits de Jules Verne. C’était cohérent avec le caractère Belle Époque marqué de l’œuvre. Notamment ce paradoxe, qu’il faut être un peu marxiste comme Walter Benjamin, pour avoir remarqué : la domesticité et les rapports de classes sont au cœur de cette œuvre éminemment bourgeoise qui ne dissimule peut-être rien d’autre que cela — le temps volé aux prolétaires. Même la madeleine (j’en suis encore au début) n’est pas exempt de ce péché originel de la conscience bourgeoise : « Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines […]. » La magie, c’est aussi celle de cette apparition — ou plutôt de la disparition du nom même de celui qui est allée chercher le gâteau. On pense bien sûr à Françoise. Personnage important de La Recherche, mais figure de domestique un peu ratée, en ce que Proust la rattache trop rapidement au fond doré d’Ancien Régime, sinon de Moyen Âge, qui entoure toute ses actions : le rapport de classe est ici légèrement trop idéalisé. Proust est capable de bien mieux, remarque Benjamin, en tant que théoricien du snobisme, snobisme dont il n’est pas loin de faire, à côté de la révolution, l’autre produit principal de la lutte des classes. Le snob, comme Swann, est-il un révolutionnaire raté ? À se formuler la question ainsi on remarque cette bizarrerie, dès sa première apparition : le narrateur suppose qu’il a une lettre de Twickenham dans la poche, lui prêtant, un instant, l’aspect du conspirateur d’un roman de Dumas.
J’ai continué ma lecture avec cela en tête : lire cette fois La Recherche comme un roman feuilleton, voire une œuvre conspirationniste. Si j’avais pu trouver autant de métaphores scientifiques dans le moins positiviste des romans, j’allais bien pouvoir, à la suite de Benjamin, découvrir de la politique là où il paraissait y en avoir si peu. De toute façon, je n’ai pas retrouvé les notes de ma précédente lecture, arrêtée à peu près, si j’en crois le léger jaunissement des pages de mon Quarto, vers le milieu du livre — car le dollar, c’est idiot, est tombé quand j’ai repris le livre.
Quitte à recommencer une nouvelle quête, j’ai décidé de tester une autre édition, qui ne doit pas être la plus à jour, au plan scientifique, tout en étant la plus proche de celle que Benjamin a dû lire : l’édition Pléiade en trois tomes de 1954, avec une préface d’André Maurois — tout un monde disparu, là aussi.
J’ai noté, pour commencer, l’intérêt avoué du narrateur pour les potins— et spécialement les potins politiques de Saint-Simon, qui font les délices de Swann —, dont Benjamin précise bien,en se moquant des deux vieilles filles incapables de s’intéresser à eux, et se croyant en cela spirituelle, que c’est manquer d’esprit que de ne pas s’y intéresser.
On a fait de Proust, à raison, un grand bourgeois. Sa chambre du boulevard Haussmann a même été rachetée par une banque. Mais contrairement à Swann, Proust, on aurait tendance à l’oublier, est quelqu’un qui travaille. Et qui place même, cela m’avait échappé, le travail au cœur de la fameuse expérience de la madeleine : si le domestique est d’abord évacué de la scène, c’est que le narrateur s’apprête à entrer à son propre service. J’avais jusque-là naïvement cru que Proust trichait avec son expérience, qu’il exagérait, quand il disait que le fameux édifice immense du souvenir s’agrafait directement à son palais, aussi magiquement que les petites madeleines avaient été livrées à sa mère. Mais Proust, si on regarde le détail de son expérience, n’est pas passif. La mémoire involontaire n’est que le premier entretien d’embauche. Si le souvenir veut rester, il va falloir qu’il travaille : « Chercher ? pas seulement : créer », écrit Proust, qui met par là le travail au cœur de sa philosophie en apparence si passive de la mémoire… La première pierre est gratuite, mais pour atteindre la seconde, dans le baptistère de San Marco, il va falloir construire toute la cathédrale…
Aurélien Bellanger
(À suivre…)