Photographie et mémoire

Photographie et mémoire
Le blog de la NRF | Publié le : 23/12/2022

Je n’avais jamais lu Sur la photographie de Susan Sontag : l’oubli est désormais réparé. L’oubli, c’est justement le problème que pose la lecture des essais, par rapport à celle des romans. On se souvient encore, des années après la lecture d’un roman, de quantité de choses, mais un essai qu’on rouvre, même si toutes les pages soulignées au crayon ne peuvent pas mentir et qu’il est certain qu’on l’a bien lu, on ne se rappelle jamais rien, ou d’une idée ou deux, seulement : à se demander, presque, si les idées sont bien notre élément naturel. Il subsiste cependant un charme, le charme de l’essai : la certitude qu’on a passé un bon moment, qu’on était bien, avec ce livre, et son crayon – il ne sont pas si courants, les essais qu’on termine.

Qu’est-ce que je retiens, alors, de cet essai ? Que la photographie nous passionne anormalement car c’est le seul art — si j’excepte le jeu vidéo — dont on maîtrise, la totalité de l’histoire. On sait quand la photographie est apparue, on voit à peu près où elle va, et ses problématiques contemporaines, à la différence de celles des autres arts, nous sont absolument familières : car c’est un art qu’on pratique. Et dont on connaît, intuitivement, la force et les limites. Sa force, c’est qu’il n’existe pas d’autre pratique à laquelle nous remettons aussi spontanément de figurer les grands moments de notre vie. Tout le monde ne tient pas de journal intime, peu de gens dessinent ou composent des chansons, mais quand, par exemple, un enfant naît, la photographe sera inévitablement le premier art qui se penchera sur lui.

La photographie, et ce depuis son origine, aura toujours été un art de masse, un art intrinsèquement industriel. Il n’y a pas d’état de grâce, pour la photographie. Elle n’est pas récupérée, sur le tard, par le système capitaliste, c’est le système capitaliste lui-même qui accède à travers elle au stage au stade ? de la fabrication industrielle de l’image. C’est en cela, peut-être, le plus dialectique de tous les arts, celui qui n’existe que dans la négation de lui-même, puis qui reconquiert ce qu’il a perdu, avant de le reperdre encore.

Depuis la généralisation du smartphone, la photographie semble pourtant plus perdue que jamais : la quantité produite, même à l’échelle individuelle, est devenue ingérable. Aucune des techniques mises à notre disposition pour endiguer ce flux ne sont satisfaisantes — à moins que la photographie ait changé de nature dans l’opération, et ne désigne plus l’objet individuel, le cliché, ni même sa duplication possible (la vieille énigme métaphysique de l’œuvre d’art à l’âge de sa reproduction technique étant elle-même dépassée), mais l’art de donner à ce flux lui-même une forme artistique. Ainsi, depuis un quart de siècle, la photographie entre dans une phase patrimoniale intense : elle n’est plus réservée aux seuls amateurs, mais est enfin exposée et conservée selon les normes à la scientificité élevées qui régissent les autres œuvres d’art. Nous sommes amenés nous-mêmes, vis-à-vis de nos propres collections, à nous comporter comme des commissaires d’exposition. Il nous a ainsi été offert successivement de numériser nos photos argentiques ou d’imprimer nos photos numériques, et donc de nous confronter, à la problématique de la sélection. Puis, avec les réseaux sociaux, des rétrospectives automatisées de Facebook aux vertiges des polaroïds inversés de Snapchat qui s’effacent dès qu’ils ont été vus, nous avons découverts que le domaine dans lequel l’intelligence artificielle pouvait nous être le plus utile était celui de la gestion de nos photos (à titre d’exemple, depuis dix ans que j’ai un smartphone, j’ai pris 100 000 photos : c’est déjà trop pour que j’arrive à m’en départir seul).

Une nouvelle question se pose alors : celle de notre cohabitation avec ces instances, réseaux sociaux ou intelligences artificielles, dont l’une des tâches prioritaires sera d’organiser notre mémoire.

Vivre avec une mémoire artificielle : c’est en réalité une question très ancienne, comme le révèle cet autre essai que j’ai commencé tout de suite après celui de Sontag, sans penser qu’ils seraient à ce point complémentaires. Dans L’art de la mémoire, l’historienne Frances A. Yates raconte comment, dans l’Antiquité, on a appris à déléguer notre mémoire à des artefacts extérieurs à notre esprit — spécialement à des palais de mémoire, dans les chambres virtuelles desquels on pouvait utilement archiver ses souvenirs.

Nous vivons, clairement, à l’âge de la généralisation de cet art oublié. « L’art de la mémoire, écrit Yates, est comme une écriture intérieure. Ceux qui connaissent les lettres de l’alphabet peuvent écrire ce qu’on leur dicte et lire ce qu’ils ont écrit. De même ceux qui ont étudié la mnémonique peuvent mettre dans des lieux ce qu’ils ont entendu et le redire de mémoire. »

Voilà dans quelle Antiquité nous vivons, à l’âge des réseaux sociaux. Et voilà, pour prolonger les questions du livre du Sontag, l’un des destins possibles de la photographie : de nous avoir donné à lire les premières lettres du langage, ni totalement humain, ni totalement mécanique de la mémoire.

 

Aurélien Bellanger

 

À suivre…et joyeuses fêtes

 
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