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Mais que fabrique Pascal Quignard ? On le croyait perdu en un quelconque corridor de la bibliothèque latine, à moins qu’il ne s’agît d’un de ces poètes chinois dont il a la garde, ou bien encore appliqué au déchiffrage d’un fragment inédit d’Ovide, passé inaperçu. Le voici, ce matin[1], assis à la table de Lord Chandos, correspondant célèbre de Hugo von Hofmannsthal, resté célèbre pour cette Lettre à lord Chandos qui demeure tout simplement aujourd’hui le texte capital pour quiconque médite la maladie littéraire du XXe siècle. Hofmannsthal est sûrement mieux connu de nos jours pour être l’auteur du Chevalier à la rose mis en musique par Richard Strauss. Mais à la relecture, sa lettre à Chandos fait figure de stèle solitaire, impériale au sens austro-hongrois du terme. C’est elle, l’incontournable, plus encore que le chevalier. Quelqu’un a été capable d’entrer dans le cœur battant d’un monde qui s’achevait, par décomposition noble et frappée de silence, et ce quelqu’un c’était lui, Hofmannsthal.
On serait tenté d’ajouter le nom de Pascal Quignard à ce cortège qui fait parfois penser à telle nouvelle de Poe. Mais gardons-nous de trop de références ou de métaphores. Ce qu’on peut dire, en revanche, sans crainte d’être démenti : cela fait plus de quarante ans qu’il interroge les « Anciens » comme un jeune pâtre égaré dans la forêt haute, et qui voudrait savoir d’où viennent les poèmes. Et l’on pense soudain à ce passage des Actes des Apôtres que lui, Quignard avait relevé dans ce lointain petit livre publié en 1976 : Le lecteur[2], resté sans rides. Un jeune homme adossé en pleine nuit à la fenêtre d’un troisième étage, bercé par les paroles de l’apôtre Paul, vient à perdre l’équilibre et meurt. Paul le ramène à la vie dans la panique nocturne qu’on imagine et que le texte évangélique décrit dans une désarmante absence de dramaturgie, d’autant plus sidérante.
Quignard ne laisse pas d’observer combien cet épisode, inaperçu depuis le temps par les commentateurs, fait lien avec l’acte de lecture. C’est parce qu’il écoutait quelqu’un lire, ou quelqu’un lui recommander de lire, que le jeune garçon est tombé de son étage. Etrange puissance du langage. Hofmannsthal n’eût pas manqué de voir dans cette puissance un acte de parole extraordinaire et nous autres du XXIe siècle pouvons désormais lire et relire cette lettre de Lord Chandos comme le récit d’un deuil : qu’est ce qui pourrait bien aujourd’hui, ramener à la vie une parole morte, tombée de sa hauteur ? Deux immenses artistes hantent le texte de Quignard : Haendel et Rembrandt, deux immenses voyageurs de la forme peinte, musicale et que Quignard embarque avec lui dans son écrit, on peut aisément se dire pourquoi. Haendel avait dans son bureau une description du Rhin par Rembrandt et quand il composait, il pouvait ainsi lever la tête sur l’immense masse liquide – celle là même qui fascinera Hölderlin… À l’endroit où il se trouve et d’où il nous adresse ce « carnet » de pensées, Pascal Quignard demeure une sorte d’héritier solitaire, capable d’écrire pour les autres ce qui fait de lui un si émouvant solitaire.
[1] La réponse à Lord Chandos, par Pascal Quignard, Éd. Galilée, 70 p., 14 euros.
[2] « Folio » Gallimard.