Orwell 84. Est-ce qu’on peut rire ?

| Publié le : 06/06/2018

En 1949, année qui vit la publication de 1984, livre extraordinaire, on disait : dans quel état serons-nous quand viendra la vraie année 84 ? Nous vivons désormais en 2018, année impensable en 84, à laquelle Orwell lui-même n’osait songer. Alors, ça fait quoi d’être en plein futur? demandons nous aux pauvres esclaves du XXIe siècle. Eh bien il y a toujours des maisons, des oiseaux, des fleurs. Ce qu’il n’y a plus, en revanche, c’est ce « ça d’âme » dont s’étonnait déjà Ulrich, le héros de L’homme sans qualités, de Musil. Musil a publié son roman en 1930, passant symboliquement le relais à Orwell en 49 pour le descriptif de société. Il y a peu de chance pour que Orwell aie jamais lu Musil. Mais tout se tient dans ces passages de relais entre grands visionnaires du « monde moderne ». La ligne qui va de 1930 à 2018 résume notre histoire de famille européenne. Orwell avait besoin alors de fabriquer un peu de science-fiction pour se faire comprendre. Aujourd’hui, ce n’est plus nécessaire. La SF est une plaisanterie d’anciens bidasses qui se retrouvent pour évoquer le bon vieux temps où même les martiens connaissaient La Fontaine. Depuis, nous avons fait des progrès inouïs dans le domaine de l’inhumain.

La nouvelle traduction du roman d’Orwell par Josée Kamoun[1] permet de faire le point sur tout ça. À la relecture, ce qui glace d’épouvante, dans 1984, ce n’est pas le futur, mais le présent qui se métamorphose doucement, sans bruit, sans qu’il y ait à bouger, en une chose monstrueuse et qui est précisément monstrueuse parce qu’elle n’a même pas besoin de s’inventer pour arriver. Elle vient en silence et s’empare de tout. Le livre d’Orwell est terrifiant par le silence qui y règne. Ce serait intéressant de retrouver les émotions de lecture à l’époque de la parution. Les mines d’effroi incrédule qu’on arborait dans la vraie année 84 font rire aujourd’hui, tant nous avons pulvérisé les fondamentaux de la servitude volontaire. Qui a interviewé Big Brother ? Habite-t-il dans la plus haute tour qui se perd là-haut dans les nuages, comme chez Kafka ? Ou bien au contraire, n’est-il pas cet homme assis au café, devant son verre de gnôle, qui nous regarde mollement comme le monsieur Ouine de Bernanos ? Mais non, vous n’y êtes pas. Big Brother n’existe tout simplement pas. Big Brother est l’émanation concrétisée du désir profond de l’espèce humaine d’être surveillée, ligotée, tout simplement enfermée. Il n’était pas nécessaire pour cela d’imaginer des monstres. Big Brother est bon pour la casse, il a l’air con avec son air de dictateur qui fixe les sujets muets de terreur. Il faut être plus simple, prendre les choses à la racine, les laisser se perfectionner toutes seules. Orwell fait « bricolo » à côté de la Silicon Valley qui montre toutefois des signes de dysfonctionnement. Ainsi avons-nous pu entendre la confession de Tim Cook, patron de Apple s’accusant à genoux « de passer plus de temps qu’il ne devrait avec son portable ». C’est comme si le Diable lui-même se reprochait d’en faire trop. De telles confessions montrent à quel point le règne de la tyrannie absolue est encore loin du compte. À moins, bien sûr, de voir dans cette pénitence californienne un jeu de dupes supplémentaire. Le plus probable.

Ce qui est amusant, c’est de voir comment la perfection technologique cherche maladroitement à faire preuve de nuance, comme si elle sentait là le seul véritable adversaire. Elle y va à tâtons, la nuance est un domaine qu’elle maîtrise mal. On dirait un aveugle qui se cogne partout. Attention ! se prend-on à lui dire, vous allez buter contre une fleur. On en vendait une, l’autre jour à Drouot, signée Manet – une banale lettre adressée à une Madame, avec sa petite fleur indicible, dans le haut à gauche. Eh bien cela faisait tout drôle, cette espèce de micro explosion colorée, tenant tête au Monstre. On avait presque envie de crier vive la France.

Michel Crépu

 

Post-scriptum : Impossible, cette semaine, de ne pas signaler la parution en français aux Éditions de l’Olivier des Lettres éditoriales de Roberto Bazlen[2], qui fut, dans les années 50-60 conseiller éditorial de plusieurs éditeurs italiens. Il répondait brièvement à des questions du genre : que faut-il penser de L’homme sans qualités ? Etc. À mettre dans toutes les mains d’éditeurs qui se respectent.

 

[1] Gallimard, 370 p., 21 euros.

[2] Traduit de l’italien par Adrien Pasquali. Préface de Roberto Calasso.

 
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