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Point de dîner entre amis qui ne vienne fatalement, entre la poire et le fromage, à la fameuse question des « séries ». Game of thrones, Homeland, Engrenages, etc. Force est d’ailleurs de constater qu’il ne reste plus aux débatteurs que quelques miettes du repas d’avant. Car il n’y a plus vraiment de discussion quant à l’emprise du modèle sur les esprits. On peut à peine appeler cela un débat, tant il est vrai que l’objet s’est imposé avec la même puissance que naguère la télé, la radio. La chose est désormais inscrite dans le patrimoine biologique des patients, la foule innombrable des spectateurs à domicile. Qu’y aurait-il donc à objecter à ce roi du divertissement ? Ses partisans « accros » n’ont pas de mal à revendiquer l’héritage littéraire prestigieux du « feuilleton » : Balzac, Dostoïevski, Dumas, pour ne citer que trois incontestables, suffisent à réduire les esprits bougons qui ne sont pas contents et crient à la vulgarisation. Balzac, Dumas, Hugo ont fourbi leurs romans au rythme de la parution hebdomadaire. Le principe était simple et il ne souffre pas de concurrence : susciter l’envie de connaître la suite, faire saliver, ne plus penser qu’à ça. Les bougons auraient bien tort de se récrier, alors même que vient de se tenir à Cannes un festival du « jeu » qui ne laisse plus aucune chance à la moindre velléité narrative. Il faut désormais compter avec cela, mais ne présumons pas de nos forces d’amateur d’histoires.
Quelques observations supplémentaires, donc, pour finir le dîner. Il y a quand même une sacrée question qui reste curieusement dans l’ombre de ces fins de repas : c’est celle de la lecture. Voilà un fait étrange : devant l’image, on regarde des histoires, on ne les lit pas. L’acte de lecture, si mystérieux dans son invisibilité, est pourtant le vaisseau fantôme qui emmène le lecteur dans l’intimité du récit. Cet acte capital, est absent des opérations. La série filmée reste à la porte. Le film condamne le spectateur à rester un spectateur. Le spectateur ne devient jamais un lecteur. Il ne travaille pas. C’est un paresseux déprimant. Osons cette énormité : le cinéma ne sait pas ce que c’est que l’intimité du sens. Il produit des images d’intimité, ce n’est pas la même chose. La palme revient à celui qui arrive à fabriquer autre chose que de la pure surface en travaillant avec les seules formes. Il serait intéressant de savoir combien de spectateurs de séries ont passé la frontière qui les séparait du royaume enchanté de la lecture. Une autre question se pose encore, et qui concerne cette fois l’oreille : l’auteur de ces lignes se souvient d’avoir écouté, dans l’enchantement, l’histoire de Pierre et le loup. On pourrait dire que l’oreille lit où l’œil reste voué à voir s’agiter devant lui des formes de personnages. L’écoute peut être une expérience intime du sens. Mais que voit l’œil, au fond ? Un acteur qui joue le rôle de Jean Valjean. Quel rapport avec Hugo, son langage d’écrivain ? Aucun.
Il est vrai que les séries ne se contentent pas d’adapter de grands modèles romanesques. Elles créent des personnages qui mènent leur vie de personnages. Mais tout cela reste extérieur. On voit ces personnages, on ne les connaît pas. La vie de spectateur n’est pas très drôle. Elle n’a pas accès au paradis de la signification, elle est derrière la vitre, comme on regarde circuler des poissons dans l’aquarium. Ouvrir un livre, au contraire, c’est entrer dans la forêt avec Pierre, écouter le travail des insectes, tout le travail des arbres. On pense tout à coup à cette scène extraordinaire, dans L’homme sans qualités de Musil où la mort d’une fourmi alerte les animaux qui se mettent en route vers l’endroit où gît la pauvre fourmi. Vivement L’homme sans qualités en série !
Au demeurant, il n’y a pas de contre-indication. Chacun peut bien préférer Game of thrones, Engrenages, Homeland, Le bureau des légendes à la lecture des Misérables ou des Possédés. Il reste encore un peu de galette pour finir la soirée entre gens bien élevés.