L’image du flocon qui descend en parachute

| Publié le : 22/12/2016

C’est Noël, les gros flocons descendent en silence sur les sapins. De son balcon des Vosges où il possède une fermette, l’écrivain Jean-Pierre Dandrelin, l’auteur fameux de Je t’ai vu dans l’escalier, considère ce spectacle avec des yeux d’enfants. Il se sent d’humeur à écrire un beau poème. Les flocons silencieux sont une image qui le tente, mais elle est déjà prise par Homère en personne. Oui, Homère compare en effet les paroles d’Ulysse à des flocons silencieux. Donc respect. Jean-Pierre Dandrelin est vaguement frustré d’arriver un peu tard après Homère. Il se console néanmoins en se disant qu’il a eu l’idée avant de se souvenir que Homère, le boss, était passé par là. C’est classe, d’avoir la même idée poétique qu’Homère, sans le savoir. Tant pis s’il ne peut rien en faire. Jean-Pierre se murmure à lui-même que son œuvre s’en remettra. Il prononce tout bas le mot d’« œuvre », de crainte d’être entendu par ses amis, toujours si prompts à se moquer de ses ambitions littéraires. Même quand il dit « mon roman », possessif pourtant légitime dans son cas, eh bien il ressent un voile de ridicule tomber sur lui, comme ne pluie fine. Au passage, l’image de la « pluie fine » n’est pas pour déplaire à Jean-Pierre. « Je suis en forme ce matin », se dit-il.

Pas de beau poème en perspective. Noël est trop Noël. Il faudrait un sujet plus simple, moins chargé symboliquement. Un moment, Jean-Pierre, songe à un texte brut et fort sur les réfugiés d’Alep. Le problème, se dit-il aussitôt, est que cela surprendrait ses lecteurs. En effet, ces derniers ne sont pas habitués à voir un écrivain du genre de Jean-Pierre s’engager à l’ancienne, avec des phrases qui cognent, des phrases qui font qu’on en parle à la « cafète » du bureau. Jean-Pierre Dandrelin congédie aussitôt cette funeste idée qui pourrait mal se terminer pour son image d’écrivain. Donc pas de « texte brut et fort » et que les réfugiés d’Alep se débrouillent. Jean-Pierre se sent soudain d’humeur cynique en pensant à des enfants trébuchant dans la neige, leurs énormes valises à la main. Ou bien, pire : ricaner de ce qui vient de se passer à Berlin. Tout plutôt que des « bons sentiments ». Être cynique lui semble la seule vérité possible. Il se voit injurier les enfants qui n’ont rien mangé depuis trois jours. Debout sur son balcon sculpté, Jean-Pierre s’écrie soudain : « Alep, je n’en ai rien à cirer. »L’image du cirage le tente un moment. Il regarde ses grosses godasses de randonneur impeccablement cirées. C’est une coïncidence.

Comme par un mouvement logique, fatal, Jean-Pierre réalise que la seule chose à faire, pour lui, est de se mettre à sa table de travail, comme un vrai écrivain. L’écrivain, pour Jean-Pierre, doit d’abord être à sa table. Qu’importe s’il reste là, à bailler aux corneilles pendant des heures. Son inaction stérile est le signe même de sa condition d’écrivain en proie à la littérature. Être nul, s’ennuyer, écrire une phrase rayée aussitôt : c’est çà la littérature, mon petit vieux. Eh oui, c’est ainsi qu’il s’adresse à lui-même pendant que tombent les flocons. Jean-Pierre sent que ça va venir. L’image d’une porte entr’ouverte s’impose à lui tout à coup. Et s’il la poussait ? Non, il se ravise. Il vaut mieux laisser les choses en l’état. D’ailleurs Jean-Pierre a une meilleure idée. Il appelle son éditeur, Luc Déménage (oui, c’est son nom). Luc est là, mais il n’a pas beaucoup de temps. Il prend l’avion pour passer Noël aux Seychelles. Jean-Pierre prend son air dégagé, désinvolte. Il invente à Luc qu’il part demain pour New York voir des amis. Il raccroche, désespéré. Dehors les flocons ont cessé de descendre en parachute.

Pas mal, l’image du parachute.

Et toc.

Signé Jean-Pierre.

 
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