Léonard, seul

| Publié le : 24/10/2019

Une exposition Leonard de Vinci se tient au Louvre, elle va durer deux mois. C’est l’expo monstre de la fin de l’année. Ceux qui voudront voir La Joconde en vrai devront prendre leur ticket, comme pour le reste, d’ailleurs. L’historien Alphonse Dupront voyait dans les cortèges de visiteurs d’expositions un équivalent des pèlerinages médiévaux. Au XIIe siècle, on traversait l’Europe pour toucher le tibia de saint Gontran. Aujourd’hui, rien n’a changé, sinon le tibia. Mais la « pulsion scopique » est restée la même : un énorme besoin de voir certaines figures, un désir de s’assurer que notre corps est bien passé là, dans cette zone spéciale qui le rend, l’espace de quelques secondes, voisin de présence. La Joconde ne dit rien, ni non plus le peuple des créatures de pâte et de couleur qui vivent au Louvre, jour et nuit. C’est peut être aussi pourquoi, nous éprouvons avec une force particulière la densité d’un tel silence.

Leonard de Vinci serait donc le « winner » ? Même Rembrandt ne ferait pas jeu égal. Que lui manque-t-il ? Un peu de cette étrangeté radicale, presque inhumaine, comme le Musicien de Leonard qui se tient debout, une partition à la main ? Quelle solitude ! Quelle mystérieuse sévérité, comparée à l’intériorité du peintre de la Ronde de nuit ! On pourra quand même dire que la tendresse n’est pas absente du visage de la vierge, telle que l’aime Leonard. Mais cette tendresse ne laisse pas de porte ouverte. Ce qui se joue entre le jeune Christ et sa mère ne nous concerne pas. Nous ne sommes pas invités, sinon pour contempler ce ballet théologique qui a lieu dans un autre univers que le nôtre. Que faire d’autre ? Chez Rembrandt, le vieux rabbin enveloppé de velours pourpre, nous laisserait volontiers tourner la page du Talmud. Et le carreau, là dans le fond du cabinet, laisse voir un jour de feu qui est pour nous. Une sorte de Noël destiné à faire savoir aux visiteurs qu’il y a du courrier. Une bonne nouvelle. Cher Rembrandt qui nous laisse deviner l’incroyable ! Par la fenêtre, on voit glisser les patineurs. Le soleil est rouge comme une braise.

Rien de tel chez Vinci, qui n’a que faire d’apporter de la chaleur à son visiteur. Ce qui est à l’ordre du jour, c’est une perfection dans l’espace. D’où les machines, les dessins, les compas. Le temps ? Quel temps ? Dans son bel article du Monde (jeudi 24 octobre), Harry Bellet insiste sur le lien profond du peintre avec la lenteur. Trente ans pour revenir sur le Saint Jérôme du Vatican. C’est aussi que Vinci a reçu des Flamands l’initiation à l’huile. Qu’est ce que « la peinture à l’huile » ? Du feu qui coule. Au peintre de se débrouiller pour faire en sorte que la flamme se consume et ne se consume pas. Les lieux dans l’espace, tout l’univers des formes, participe de cette combustion invisible, noble, silencieuse, entièrement vouée à l’irradiation lente. Chez Rembrandt, l’irradiation a bien lieu, mais comme d’un calorifère dont on pourrait doser la portée. Chez Vinci, point de calorifère pour se protéger de la neige qui tombe à gros flocons. Il ne fait ni beau, ni mauvais temps. Qu’a-t-on besoin de réconfort puisque l’évidence lumineuse est là ? La combustion infiniment lente fait son travail. Le peintre peut attendre trente ans avant de rajouter une très légère couche. La lenteur picturale est là pour nous faire comprendre que c’est la matière invisible du temps qui donne vie aux formes. Vinci a vu cela « en interne-externe » : comme s’il avait eu accès aux deux à la fois, à la lumière du dehors et à la lumière du dedans. Le silence joue sur les deux versants. On peut être recueilli et ouvert au flot, il faudrait imaginer l’intériorité comme un fleuve, et le fleuve comme un cabinet secret. Peut-être Vinci y a-t-il pensé quand il regardait la Loire depuis son atelier. Du côté de Rembrandt, l’hiver avait déjà pris les devants… On y retournera.

 
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