L’envol de Marc Fumaroli

| Publié le : 01/07/2020

Quand il entrait dans une salle, un amphithéâtre, un salon, Marc Fumaroli était immédiatement le personnage qu’il incarnait, indistinct de la personne privée. Le Grand Siècle se disait dans son regard, l’écharpe de soie jetée en travers de la veste, un petit sac d’écolier en bandoulière, rentrant à la maison faire ses devoirs. Un mélange unique de négligé et de prestance qui traversait la salle de la Brasserie Balzar en direction de sa table attitrée. La voix, si chaude, si claire, si distincte, jouant avec délice du répertoire de cour dont il connaissait par cœur les gammes et les demi-mesures. À un érudit qui venait de plancher avec brio sur un quelconque passage de Pline, il laissait tomber, dans un mélange redoutable d’amabilité cruelle : « L’Académie devrait songer à vous… » Il y avait dans cette « songerie » de l’Académie possible un menu de plusieurs insomnies supplémentaires pour le brave érudit. Chaleureux et distant, moqueur et soudain attentif, sans cesse l’œil aux aguets, n’aimant rien tant que jouer à cette époque qu’il aimait à la passion, le Grand Siècle, le jeu n’étant à ses yeux qu’une manière d’être plus juste dans l’accord avec la féerie du monde. C’est cela, d’abord, l’esprit du baroque dont Marc Fumaroli était le dernier témoin : l’esprit du vertige, du néant, de la cérémonie, de la beauté ineffable et sensuelle, du silence et du concert de la conversation.

Sa Pléiade parlait pour lui : La Fontaine, Fénelon, les moralistes, moins Pascal que La Bruyère, mais la nuance ici vaut tout une bibliothèque. Il se plaisait volontiers à railler ceux que Saint-Simon appelait du « petit troupeau », les dévots transis qui avaient peur des mouches, comme Madame de Sablé. Toute l’aventure spirituelle intérieure de Port-Royal, que Sainte-Beuve a admirablement racontée, à laquelle Fumaroli préférait le jeu du ballet, la manifestation sensible de la gloire, telle la musique des sphères qui tournaient au dessus des salons de Versailles… Ce goût de la splendeur allait de pair avec ce qu’on pourrait appeler une courtoisie du Beau : toujours la splendeur, mais toujours aussi le secret, le feu intime de l’esprit, celui de l’« otium » des latins, du « loisir » et de la méditation. Marc Fumaroli a écrit le plus beau livre qui soit sur La Fontaine en qui il voyait la réussite parfaite de la simplicité, le plus grand art. Dans ce livre, il réfléchit aussi bien sûr, comme Paul Morand l’avait fait avant lui, sur les raisons de la chute de Fouquet, autour de qui se pressaient les beaux esprits de l’humanisme raffiné, réticents à la main mise de l’absolutisme monarchique. Peut-être Fouquet n’avait-il suffisamment pas pris assez garde à la leçon de simplicité que lui recommandaient ses amis de l’humanisme italien et La Fontaine le tout premier. Marc Fumaroli riait plus qu’il ne s’en offusquait des baudruches de la naïveté progressiste. Son pamphlet L’Etat culturel, écrit à l’époque du règne de Jack Lang, avait fait de cet érudit un batteur d’estrade quasi médiatique ! « Fuma » s’enchantait de son propre attachement aux valeurs du « conservatisme » bien compris, loin des lourdes machines. L’esprit de continuité à travers les formes plutôt que l’obsession de l’ordre, fût-il le plus beau à contempler. On ne s’étonne pas des lignes dures de Maurras pour l’auteur d’Atala, qui doit bien rire sur son rocher de Saint-Malo. Après La Fontaine, son autre grand homme fut Chateaubriand : Chateaubriand, l’homme qui venait du rivage breton, le voyageur de son époque, discernant déjà au loin les premiers feux du monde moderne, le nôtre. Son essai sur Chateaubriand, Poésie et terreur est un chef-d’œuvre qui ne sera pas dépassé de longtemps. Tout le grand enjeu métaphysique du passage du XIXe siècle au XXe, il l’a lu et « traduit » pour nous à la lecture des Mémoires d’Outre-Tombe. Le travail a été fait, et bien fait.

Ces dernières années, atteint par la maladie, il faisait sa promenade rue de l’Université non loin des quais où sont les livres, dans le plus bel endroit du monde. Il y gardait son allure d’étudiant, l’écharpe toujours comme sur un campus de la Nouvelle-Angleterre, de cette Amérique qu’il aimait et qui s’éloigne aujourd’hui. C’est l’image de ce Fumaroli désormais envolé que nous gardons et que nous pleurons, après tant de belles choses.

 

 
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