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Paul Valéry est-il toujours l’homme le plus intelligent de tous les temps ? C’est l’image que je m’en faisais, à seize ans. Je devais l’avoir lu quelque part. J’avais lu Le cimetière marin, qui, même dans l’édition expurgée du vieux manuel de littérature catholique où je l’avais trouvé, me paraissait accomplir toutes les promesses de la poésie mallarméenne : enfin, au soleil méditerranéen de Valéry, les obscurités du maître s’étaient dissipées, et le juste midi de la grande poésie métaphysique avait retenti. L’après-midi d’un faune et Hérodiade avaient enfin étaient achevées, le Livre tant attendu, même, celui qui devait refermer tout l’univers, était plus proche que jamais. Même si, par une astuce bizarre, au lieu de l’écrire, Valéry avait préféré, en la personne de Monsieur Teste, en imaginer l’unique lecteur. Le procédé m’avait charmé par sa modernité, son ironie, son habileté.
Ce pourrait-il que ce livre, malgré tout, l’écrivain ait fini par le composer, et que nous ayons enfin le privilège de le lire ? C’est l’hypothèse haute, sinon délirante, mais qu’on est bien forcé d’envisager, en ouvrant les deux volumes du Cours de poétique, enfin rendu accessible par les soins de William Marx (« Bibliothèque des Idées », Gallimard).
De quoi s’agit-il ? Du cours que, pendant huit ans, de 1937 à sa mort à l’été 1945, le maître a donné au Collège de France. Cours mythique connu jusque-là uniquement de façon fragmentaire, notamment à travers les souvenirs de certains de ses auditeurs réguliers, comme Maurice Blanchot ou Edmée de La Rochefoucauld. L’aspect fragmentaire demeure, même si le travail d’excavation de William Marx, à travers les divers fonds Valéry, change radicalement la donne. Ce cours, qui s’écoutait, est devenu un livre, qui se lira longtemps. On ne peut que saluer, au passage, l’excellent instinct de Gaston Gallimard, qui dépêcha un sténographe au Collège de France : le l’ouvrage qu’il rêvait d’éditer a bien fini par l’être. C’est, incontestablement, un événement éditorial.
L’occasion aussi de voir ce qui reste du mythe Valéry. Un mythe qui fut immense, comme les lettres dorées qu’on ne lit plus, sur le Trocadéro, mais qui font de Paris, en concurrence avec le cimetière marin de Sète, l’éternel cénotaphe du poète.
Je réalise tardivement que c’était mon esprit lui-même qui aurait pu avoir servi de cénotaphe au poète. J’avais failli l’oublier, si les deux énormes coups de gongs de la publication de ces cours au Collège de France n’avaient pas résonné à travers le crâne, éminemment plastique, de mes vingt ans disparus.
J’avais passionnément aimé Valéry. Ou plutôt, je m’étais donné comme ambition de devenir, un jour, aussi intelligent que lui.
Il existait, dans la carte mentale que je me faisais de la littérature française, en m’endormant et en rêvant amoureusement à elle, deux nuits, deux nuits qui la résumait tout entière, mais auxquelles pourtant, je rêvais d’en ajouter une troisième : il y avait, d’égale importance, la Nuit de Feu de Pascal et la Nuit de Gênes de Valéry, la première qui débouchait sur Dieu et la seconde sur Monsieur Teste. Qu’est-ce que j’avais à faire là-dedans ? Sans doute une très improbable synthèse entre la nuit de Dieu et celle de l’homme absolu – et je me dis que ce n’est pas absolument un hasard si mon premier roman a pour objet secret l’étude de cet improbable artefact humain, la singularité technologique, devenu l’égal d’un dieu.
Je ne rêve plus, aujourd’hui, de connaître de semblables aventures nocturnes. Mais je dois avouer que lorsqu’on m’a récemment communiqué, à la Bibliothèque nationale, le Mémorial que Pascal avait presque cousu chaque matin à sa chair, j’ai été pris d’un léger tremblement. Et quand il y a un peu plus de vingt ans il m’a fallu choisir une destination, parmi une dizaine de villes européennes, pour y partir en séjour Erasmus, c’est bien sûr à Gênes que j’ai décidé d’aller – en vain, évidemment, sinon que j’ai pris l’habitude, là-bas, de remplir quotidiennement les pages d’un grand cahier.
Je ne peux évoquer Valéry, enfin, sans revenir à ce livre rouge, que je possède je crois depuis mes dix-huit ans, et qui m’a été offert par mes grands-parents. J’ignore ce qui leur avait pris de m’offrir un livre aussi onéreux, sinon que les Poésies de Valéry étaient bien dans la liste que je leur avais communiquée. Ils avaient dû se faire un peu piéger par la libraire du M’Lire de Laval, qui avait sans doute trouvé là une manière d’expurger son stock d’un invendable beau-livre numéroté illustré par le peintre Olivier Debré – à moins, tout simplement, que mes grands-parents aient voulu me faire plaisir.
Toujours est-il qu’à peine deux ans plus tard, alors que Valéry était déjà devenu pour moi un peu de l’histoire ancienne, quand, avec un mélange de fougue iconoclaste et de respect contradictoire pour les choses sacrées de notre civilisation j’ai escaladé pendant un voyage scolaire à Athènes la barrière qui protégeait le côté de l’Érechthéion où pousse le successeur de l’olivier sacré offert par Athéna afin d’arracher une branche de celui-ci c’est, à mon retour, dans mon gros volume rouge des Poésies de Paul Valéry que j’ai mis celle-ci à sécher. Elle y est encore.
Aurélien Bellanger
À suivre…