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On ne devient peut-être vraiment Parisien que le jour où on commence à rater toutes les expositions qu’on voulait voir, par une sorte de snobisme suprême qui confère un peu à la perversion. J’ai ainsi réussi à manquer cet hiver l’exposition Les choses, au Louvre, alors que j’avais même un pass qui me permettait de rentrer sans payer par l’accès des employés, sans faire la queue ni même être fouillé. Encore plus impardonnable, alors que non seulement je l’attends depuis des années, mais qu’en plus j’étais en train de lire un poche de Sebald qui reprend l’un de ses tableaux d’escalier en couverture. J’ai réussi aussi à rater l’expo Sam Szafran à l’Orangerie.
Pour me rattraper j’ai pris en avance des billets pour aller voir le Caravage exceptionnellement exposé à Rouen. J’ai avec les musées de Rouen un rapport très particulier depuis que je suis allé visiter là-bas, enfant, le musée Jeanne d’Arc, dont les dioramas m’ont à ce point hanté que j’ai fini par acquérir l’une de ses Jeanne de cire qui trône désormais, avec son oncle qui lui coupe les cheveux pour l’éternité, dans mon petit bureau. Qui se souvient d’ailleurs – c’est l’un des premiers endroits où je suis allé en arrivant à Paris –, avant son interminable fermeture, du musée qu’il y avait sur le toit de la Samaritaine, avec des dioramas qui retraçaient toute son histoire ?
En attendant, je n’ai pas tout raté des grandes expositions de l’hiver : je suis allé, in extremis, à l’École de médecine, visiter l’exposition Phénomènes – à l’invitation de son très benjaminien commissaire, Philippe Baudoin, qui en a profité pour m’offrir, cadeau dans le cadeau, son livre sur l’œuvre radiophonique, longtemps occultée, du philosophe allemand. Livre qui retenait, enchâssé derrière tous les slashs d’un lien confidentiel, la voix de Walter Benjamin lui-même, dans le seul enregistrement qu’on en possède.
Je ne reviendrai pas sur l’affaire qui a récemment défrayé les lieux, une histoire de trafic de cadavres, comme dans Bleak House de Dickens. Reste que recevoir une relique, à cet endroit, était un peu vertigineux.
Les collections permanentes du musée d’Histoire de la médecine valent incontestablement le détour : on trouvera, entre autres, l’engin recourbé grâce auquel Louis XIV fut guéri de sa fistule anale, ou bien une table marquetée intégralement faite en fluides corporels pétrifiés. Je ne sais pas si c’est un musée que je recommanderais. Il n’y avait pas que Jeanne d’Arc, dont le destin tragique m’avait ému enfant, les fœtus siamois suppliciés dans le formol jaunâtre du muséum m’avaient également transmis leur inexplicable mélancolie. Et je ne parle pas des terribles collections d’anatomie pathologique du musée Orfila… Mais le musée de l’École de médecine est peut-être encore plus effrayant : de l’homme, vous ne verrez ici, comme dans ce conte lovecraftien de Borges, que les appareillages externes qui le tiennent en vie, qui le mesurent ou qui rentrent, parfois, à l’intérieur de lui. Je suis resté longtemps et douloureusement admiratif devant la vitrine des infernales chignoles destinées à réduire en poudre les calculs des maladies rénales, et j’ai été impressionné par les quatre-vingts lentilles de l’ancêtre de l’endoscope : ce n’était pas grand-chose, finalement, Hubble, quand on était déjà descendu là-bas. Juste à côté, enfin, un authentique échantillon de pénicilline offert par Fleming venait nous rappeler que nous ne devions notre survie, peut-être, qu’à ce modeste champignon qui pourrait, encore mieux que le chien ou le cheval, être notre principale conquête.
Mais je n’étais pas venu pour cela, j’étais venu, je l’ai dit, pour l’exposition Phénomènes, l’inexpliqué face à la science. Une exposition sur le surnaturel en tant qu’il a pu faire l’objet de protocoles scientifiques.
Autrement dit, c’était une exposition sur le miracle. Et sur les rares documents qui prétendent attester de son existence : photographies de tables en lévitation – qui sont peut-être, un siècle avant les affreuses photos du Bon Coin, les premières tables qu’on a photographiées par le dessous –, pierre attestant du poltergeist qui s’était abattu sur une clinique d’Arcachon, couverts tordus à distance par un télévisuel télékinésiste.
Les documents les plus troublants, au plan métaphysique, étaient ces photos qui montrent le cabinet de curiosités du spirite hongrois Elemér Chengery Pap, lequel s’était spécialisé, avant-guerre, dans la matérialisation d’objets ou d’animaux – un peu à la manière, au fond, dont mon père m’avait raconté la veille qu’un lézard était un jour apparu dans sa voiture, avant de s’enfuir au péage. Mais notre spirite, lui, ne les avait pas laissé filer. Il les avait au contraire jetés dans des fioles remplies de formol ou, pour les trèfles à quatre feuilles, les avait mis à sécher sur des planches d’herbier. À moins que, comme cette carapace de tortue, au premier plan, il les ait laissés là, posés sous la simple vitrine de son petit cabinet de curiosités. Cabinet dont il ne reste que ces quelques photos : il fut détruit dans un bombardement. La boucle est parfaitement bouclée, ainsi, les apparitions sont reparties, l’univers physique a récupéré son dû.
Univers physique qui m’a paru d’ailleurs bien paresseux de n’avoir pas su produire autre chose que des artefacts issus du monde naturel, alors qu’il aurait tout aussi bien pu faire exister des objets impossibles comme des cercles carrés ou des petits mécanismes à mouvement perpétuel.
J’ai ressenti un léger frisson à me dire que la photographie n’aurait alors pas pu les saisir, ni le bombardement les détruire.
Peut-être étaient-ils bien là, quelque part, et que je ne pouvais tout simplement pas les voir.
Inutile, dès lors, de déplorer que cette exposition s’achève ; peut-être ne faisait-elle que commencer.
Aurélien Bellanger
À suivre…