La dernière vision

| Publié le : 29/10/2015

Vous n’en pouvez plus de la « rentrée littéraire », cet écran de fumée qui empêche de lire les choses importantes. C’est normal, il n’y a pas de quoi en faire une montagne. Vous n’avez qu’à reculer de trois pas et soudain le vrai paysage vous apparaît. Oh, qu’est-ce que c’est que ce triangle rouge sur la couverture, là-bas, au fond du rayon document pour l’histoire ? Eh bien, c’est le petit livre de Léon Chestov : Qu’est-ce que le bolchevisme ? qui vient de paraître aux éditions Le Bruit du Temps*. Livre écrit en 1920 et publié à l’époque dans la revue du Mercure de France. Chestov venait d’arriver à Paris, après un voyage mouvementé. On n’avait encore rien vu.

Il faut tout de même savoir que Léon Chestov est l’un des plus grands philosophes du XXe siècle, Bataille le lisait, il est derrière tout ce qui s’est pensé d’important dans cet intervalle vertigineux de l’entre-deux guerres. Qu’est-ce que le bolchevisme ?, sous ses dehors de dissertation sorbonnarde, est un étincelant traité du désir de révolution tel qu’il a pu l’observer sur place. Peu dire que ce traité retourne la question comme un crêpe. Loin de voir le bolcheviste comme un ardent soldat de la Révolution, un petit frère des soldats de l’an II, Chestov le voit au contraire comme une figure inédite du petit bourgeois, n’ayant de cesse de guigner les places, les privilèges. Ces nouveaux ronds-de-cuir, Gogol les a vus venir, avec Dostoïevski, Lénine sera leur nouveau Tchitchikov, le marchand d’âmes mortes du célèbre roman de Gogol : le petit fonctionnaire signant des arrêts de mort comme on tamponne des récépissés. C’est le règne de la bureaucratie du parasitisme bolchevik. Chestov écrit : « De par leur essence même, ils ne peuvent pas créer et ne créeront jamais rien. Les leaders idéologues du  bolchevisme peuvent, autant qu’il leur plaira, décliner et conjuguer les mots création et créer, ils sont absolument incapables d’une création positive. »

Ce traité « post-gogolien » est suivi dans la présente édition de deux autres textes d’un égal intérêt : Les oiseaux de feu. Particularité des idéologues russes (1918),et Les menaces des barbares d’aujourd’hui (1934). Chestov s’y montre étourdissant d’acuité et de profondeur, on aimerait tout pouvoir citer de ces pages si sombrement visionnaires et qui projettent leurs lueurs jusqu’à nos parages contemporains. Ainsi sommes nous passés de l’ère révolutionnaire à celle du pur chaos mondialisé, où les derniers feux du Grand Soir s’effacent devant la pure valeur marchande, celle de la guerre et du marché. « De nos jours les révolutions sont mortes, il n’existe plus que des guerres » écrivait Stanislas Rodanski. Tout le monde a oublié ce « cousin » spirituel de la beat generation et d’un surréalisme pour le moins rétif à l’esprit de la chapelle, enfermé volontaire en hôpital psychiatrique à Lyon pour la plus grande partie de sa vie, né en 1927, mort à l’asile en 1981. Christian Bourgois fut l’un de ses éditeurs, Bertrand Lacarelle lui consacre un livre inspiré**, sur les traces de ce Paris disparu, le Paris de la rue Gît-le Cœur, celui de l’ancien « Beat Hotel » où la tenancière emballait son jambon avec les feuillets perdus du Festin nu de Bill Burroughs. Occasion de faire réapparaître le temps de ce livre-poème les ombres d’une aventure de perdition, comme si le XXe siècle, en poussant à bout le désir d’absolu, ne laissait plus derrière lui que poussière et folie. Des révolutionnaires de la vieille Russie aspirant elle-même au désastre jusqu’à ces errances parisiennes d’un autre temps où plane l’ombre cruciale d’Antonin Artaud, on voit se dessiner une courbe invisible à l’œil nu. Une histoire dont nous sommes devenus les héritiers hagards. Bonne suite de rentrée littéraire.

Michel Crépu

* Qu’est-ce que le bolchevisme ?, par Léon Chestov, avant-propos de Ramona Fotiade, post-face de Jean-Louis Panné. Éd. Le Bruit du temps. 179 p., 7 euros.

** La taverne des ratés de l’aventure, par Bertand Lacarelle, Éd. Pierre Guillaume de Roux, 233 p., 22,90 euros.

commentaires

francis moury | 30 octobre 2015
Sur le plan philosophique, il faut lire l'article de Chestov intitulé « MEMENTO MORI - À propos de la théorie de la connaissance d'Edmond Husserl ». Chestov y critique - d'un point de vue existentialiste au sens kierkegaardien du terme dans l'histoire de la philosophie - ce qu'il considérait comme étant le fondement métaphysique des RECHERCHES LOGIQUES de Husserl. Ce texte entraîna une riposte de Jean Hering intitulée SUB SPECIE AETERNITATIS, parue dans la Revue philosophique de janvier 1925. Chestov se justifia dans une réponse, un peu plus courte, d'une soixantaine de pages, intitulée QU'EST-CE QUE LA VERITE ? (ONTOLOGIE ET ETHIQUE). Ces deux articles de Chestov sont intégrées dans LE POUVOIR DES CLEFS (Potestas Clavium), troisième partie, pp. 307-456, trad. Boris de Schloezer, Paris 1928. Je ne me souviens plus si la réponse intermédiaire de Hering était incluse dans ce volume ? Sinon il faudrait songer à l'intégrer dans une réédition, afin d'avoir le dialogue complet restitué. PS Ce Paris des errances de la Beat Generation, au fait, auquel Chestov et Rodanski vous font aboutir, c'est celui précisément décrit par Alexandre Mathis dans son admirable roman (dont tous les personnages ont cependant existé) intitulé « LILIANE SONNY DORA 1967 », Serge Safran éditions. Le sous-titre du roman était d'ailleurs « Beatniks à Paris - comédie dramatique ». Il me semble que la racine de ces errances hallucinées se trouve, par-delà Artaud et Chestov, par-delà le Surréalisme, par-delà l'aventure hippie, dans LE SPLEEN DE PARIS - Petits Poèmes en prose de C.B. ... sans doute lui-même très influencé par Edgar Poe ou Edgar Pöe, comme l'orthographie d'une si mignonne manière la Ville de Paris sur la plaque qui dénomme sa rue.

 
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