La bêtise des écrivains

La bêtise des écrivains
Le blog de la NRF | Publié le : 17/11/2022

Il y a peu de choses dont je suis autant certain, même si mon éditrice m’a conseillé plusieurs fois, et probablement à raison, de ne pas trop m’avancer sur ce sujet sensible : c’est qu’on n’écrit de bons romans qu’en exploitant sa propre bêtise. Le récit, la nouvelle, l’essai, la chronique : des travaux de pure intelligence. Le roman : on n’arrive à rien si on ne fait pas de larges concessions à sa bêtise. 

Sans doute en premier lieu car c’est un travail abrutissant. 

Je me permets de me prendre en exemple, car j’ai été encore étonné, récemment, par ma propre bêtise. Après avoir passé deux ans en compagnie de Walter Benjamin pour en faire le personnage principal de mon nouveau roman, et juste après avoir signé le bon à tirer, c’est-à-dire au tout dernier moment, une fois qu’il n’était plus possible de rien changer : bim, une intrigue alternative m’est apparue. Limpide, élégante, haletante. Tout tournerait, un peu comme dans Aurélien d’Aragon, sur l’apparition d’un buste en plâtre, celui de Benjamin, qui a bien existé, et qui a disparu. Or je me proposais de le retrouver, façon enquête policière. Et je savais même exactement où : dans un passage aujourd’hui disparu et irrévocablement scellé, entre les rues Richer et Montyon, dans le neuvième arrondissement. J’étais tellement content de ce rebondissement que je me suis mis très sérieusement à faire des recherches. 

Je dois avouer ici, c’est le running gag de ma vie de romancier : j’ai presque toujours fait plus de recherches après avoir achevé mes romans qu’avant. Il m’aurait presque fallu les écrire tous deux fois : voilà où je pourrais le mieux situer ma bêtise de romancier...

Mes recherches m’ont en tout cas conduit à relire les chapitres célèbres des Misérables concernant la fuite de Jean Valjean à travers le Grand Égout – qui passe à un moment sous la rue Richer, où le héros de Hugo manque de se perdre. Et si le Grand Égout, hypothèse assez plausible, n’avait jamais été comblé ? Et si on pouvait encore, aujourd’hui, ou en pleine Occupation, l’emprunter, depuis l’arrière-boutique d’un antiquaire du passage disparu, pour se rendre à couvert dans le Marais ou au Pont de l’Alma ? C’était une intrigue intéressante.

Peu importe, évidemment. Ce qui a retenu mon attention, c’est Hugo. Je savais qu’il y avait des problèmes, pour le dire pudiquement, dans ses romans : ils dévient toujours, et souvent au pire moment, des rails de son génie indubitable. Ce n’est même pas qu’Hugo est un romancier inégal, c’est que c’est n’importe quoi, mais on lui pardonne, parce que l’on sait qu’il est génial.

Pour le dire brutalement, je n’ai pas eu l’impression de lire, dans mon égout, l’un des plus célèbres morceaux de bravoure d’un des plus grands romans de la littérature contemporaine, mais la première fan fiction venue. Embarrassant. Un ami, à qui j’ai fait part de ma perplexité m’a parlé d’une lettre de Flaubert qui évoquait justement ce problème de la bêtise hugolienne. 

C’est une lettre à moitié déchirée à Edma Roger des Genettes, qui date de 1862. Flaubert vient de lire Les Misérables : « Je ne trouve dans ce livre ni vérité, ni grandeur. Quant au style, il me semble intentionnellement incorrect & bas. C’est une façon de flatter le populaire. Hugo a des attentions & des prévenances pour tout le monde. Saint-Simoniens, Philippistes & jusqu’aux aubergistes. »

Et quelques lignes plus loin, le coup de grâce : « Décidément ce livre, malgré les beaux morceaux, & ils sont rares, est enfantin. L’observation est une qualité secondaire en littérature, mais il n’est pas permis de peindre si faussement la société, quand on est le contemporain de Balzac & de Dickens. »

Je me suis dit alors que le génie de Flaubert aura été de prendre pour unique sujet de ses livres sa propre bêtise – bien plus, contrairement au cliché qu’on s’en fait, que celle de ses contemporains. Emma Bovary, si elle ne s’était pas endettée auprès de ce maudit colporteur, aurait fini par écrire quelque chose dans le genre de La tentation de Saint-Antoine, cette œuvre à travers laquelle Flaubert avait inconsidérément dévoilé sa bêtise à ses deux meilleurs amis, et risqué de ne jamais écrire son chef-d’œuvre, ou d’entretenir avec lui la même relation manquée qu’avec Madame Arnoux, s’il n’avait pas finalement osé, repêché justement par sa propre bêtise, faire encore pire, en terme d’orientalisme délirant, avec Salammbô

Mais un Salammbô écrit par quelqu’un qui n’aurait pas écrit Madame Bovary, qui oserait lire cela sans rougir ? Qui oserait seulement l’écrire ? 

Bouvard et Pécuchet, probablement.

 

Aurélien Bellanger

 

à suivre... 


 
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