L'œil du mammouth

| Publié le : 06/08/2015

Le mammouth est un animal très ancien qui a vu des choses que nous n'avons jamais revu par la suite. Son œil glauque reflète un monde perdu et comme le mammouth n'est guère bavard, on peut se brosser pour en savoir plus long. Heureusement, il y a maintenant la Correspondance Chardonne-Morand qui vient de paraître chez Gallimard. Le deuxième tome, 1000 pages moins l'index, succède au premier, aussi lourd à manier. Notons que nous sommes en présence ici de deux types distincts de mammouths : le mammouth Chardonne, qui ne sort jamais de sa grotte de La Frette, département de Charente Maritime ; le mammouth Morand, qui ne tient pas en place. Tantôt à Vevey, en Suisse, tantôt au Portugal, à Londres, ou dans sa maison de Les Hayes, près de Rambouillet, ou bien encore à Paris, avenue Floquet, ce palais des mille et une nuits au pied de la Tour Eiffel où reste encore une plaque, pour les amateurs. C'est un cliché de rappeler Morand « l'homme pressé », mais il faut bien s'entendre : la vitesse morandienne est une modalité de la précision, non de l'étourdissement. On s'en rend compte dans ce volume couvrant deux années (1961-1963), où il est beaucoup question de Nimier, jusqu'à l'accident fatal du 28 septembre 1962. Nimier, il en était déjà beaucoup question dans le premier volume. Avec Bernard Frank, il partageait l'étoile réservée aux jeunes écrivains prometteurs. Quand il se tue au volant de l'Aston Martin, il est déjà une petite institution à lui tout seul, ayant un bureau chez Gallimard, invité partout, laissant des notes de frais faramineuses (sa veuve Nadine les épongera plus tard). « S'il m'avait écouté, il serait toujours en vie », note Morand dans une lettre bouleversée : complicité d'amateurs de bolides, mais Morand savait tenir un volant. Pas Nimier. Quant à Chardonne, il entrebâille un chagrin. Un exploit.

Les deux mammouths considèrent l'amas de ferrailles du bolide mortel comme un signe énigmatique des temps nouveaux. Ils ont fait leurs preuves littéraires, ils ont quitté la scène mais la scène les obsède (et vice-versa, comme on le voit maintenant). La scène ? Le milieu littéraire, l'Académie, ce qui arrive à l'Europe : les trois sujets fondamentaux avec de petites friandises en plus. Chardonne écrit à Morand (13 avril 1963) : « Dans un siècle, votre correspondance est sans soute la seule chose qui intéressera, et qui peut-être restera, dans un nouveau monde ; on vous lira, comme nous lisons les mœurs des Germains, dans Tacite. » Pour l'Europe, ceci parmi cent autres : « C'est entendu, l'Histoire est toujours à un tournant ; cette fois, le virage et sérieux. Je vois un globe chinois. La civilisation de l'Occident (Amérique comprise) est à son terme. Elle a abusé de l'"arbre de la science". La Providence le lui arrachera des mains. Les Chinois, ce sera le nouveau Déluge. » Etc. On peut toujours discuter de ces hypothèses qui ne coûtent pas cher et Morand se fait un plaisir de renvoyer la balle. Toujours des smashes et, pour le service, ace sur ace. Il y a bien un match, mais contrairement au premier volume où la partie était égale, c'est Morand ici qui mène la danse, phénoménal. Chardonne renvoie comme il peut, mais le mammouth s'épuise. Étonnant Chardonne, assistant, à distance, à la mort de son fils Gérard Boutelleau (le vrai nom de Chardonne), ancien déporté, terrassé par un cancer du foie. Le père écrit à Morand qu'il a appris la mort de son fils « en lisant le Figaro ». Même Morand, pourtant un monstre froid, accuse le coup. Pour un peu, on lui tendrait le kleenex. Morand sentimental ? Si on veut.

C'est d'ailleurs une chose qui frappe et enchante, à la lecture de ce volume, d' y découvrir mieux encore le Morand amoureux des fleurs, de la nature, de la lumière, de tout ce qui vit sur cette terre. Dieu ? Pourquoi faire ? (Lettre si drôle, où il raille les émotions mystiques de Mauriac). Impossible de citer un écrivain aussi prodigieusement doué. On allait dire, aussi impeccablement présent au monde. Ceci, tout de même : « J'arrive toujours à la fin du bal quand on souffle les bougies. » Et encore ceci, qui résume bien le problème : « Rien ne m'atteint, tout me touche. » Quelle distance mystérieuse entre l'atteinte et le toucher ! Tout Morand est dans cet écart. On a quand même le droit de penser que Max Jacob, au sujet duquel l'auteur de L'Europe galante regrette de « n'avoir pas été prévenu » quand la Gestapo vint arrêter le poète à Saint-Benoît-sur-Loire, aurait pu mieux bénéficier de ces fameuses « atteintes » morandiennes. Après tout, il avait de l'« entregent » comme on dit dans les dîners en ville. Jacob mourut d'une pneumonie à Drancy, d'où il serait parti où l'on sait, par le train d'Auschwitz. Morand et Chardonne font semblant de ne pas le savoir. L'aveuglement volontaire, il n'y a pas d'autre mot, est ici simplement dégueulasse. Il jette une ombre ineffaçable sur ce trésor épistolaire auquel on accolerait volontiers ce mot de Goethe (cité par Morand) : « Je vous aime, cela ne vous concerne pas. »

Michel Crépu

Correspondance, tome II, 1961-1963. Édition établie, présentée et annotée par Philippe Delpuech, Gallimard, 1163 p., 46,50 euros.

 

Commentaires

Paul-Jean | 8 août 2015
On pourrait se demander si c'est la Chine qui nous fera exploser et si nous imploserons tout simplement ? Mais quand ??

Le Lorgnon mélancolique | 11 août 2015
« La Frette-sur-Seine est une commune du département du Val-d'Oise et de la région Île-de-France. » Dixit Wikipédia. Il est vrai que l'œuvre romanesque de Chardonne se déroule dans le double cadre provincial : la Charente d'abord avec sa ville natale de Barbezieux, Limoges ensuite.

 
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