Kafka est-il un chat ?

Kafka est-il un chat ?
Le blog de la NRF | Publié le : 16/02/2023

Il y a dix-huit ans j’ai découvert, devant la librairie où je travaillais, rue Mouffetard, un chaton minuscule. Le second avantage du métier de libraire, après le libre accès illimité aux livres qu’il offre, étant le libre accès à une vaste collection de cartons — mes préférés étant alors ceux à l’intérieur desquels les livres étaient retenus non pas par un banal film, mais par une structure en carton complexe qu’on pouvait, au moyen de quelques manipulations, transformer en un bel éléphant — j’ai mis le chaton à l’abri dans l’un de ces cartons éléphantesques.

Est-ce comme cela que je lui ai trouvé son nom, terriblement livresque, ou bien est-ce en raison de sa petite tête en triangle ? Toujours est-il que je l’ai appelé Kafka, et qu’il est toujours en vie. J’ai récemment remarqué que j'avais arrêté de lire Kafka du jour au lendemain, et justement en adoptant son homonyme. Ce nom si redoutable, qui a symbolisé, jusqu’à l’expressionnisme le plus délirant, les concepts d’angoisse, d’absurde, de terreur muette devant le totalitarisme et l’arbitraire en général, se trouve ainsi à représenter, pour mes enfants, une sympathique petite créature poilues et ronronnante. D’une certaine façon, tant mieux. Plutôt ça, après tout, que ce purgatoire dans lequel semble être tombé l’écrivain en France depuis une vingtaine d’années.

Je pense par exemple à cette adaptation du Procès au théâtre qui avait presque réussi à me dégoûter du théâtre, sinon de Kafka, devenu un symbole de lourdeur métaphysique et une figure terriblement maniériste d’écrivain tourmenté. Et même si cela contrevenait à l’image que j’avais de Kafka —comme l’écrivain le plus précis, le plus agréablement rationnel, le plus lucide du monde — cette image d’un Kafka comme héros existentialiste avait fini, je crois, par tout emporter, et par me dégoûter un peu de continuer à le lire. Ce qu’on mettait autrefois dans l’adjectif kafkaïen ne relevait plus, soudain, que du kitsch.

Je ne dis pas que je souhaite la mort de mon chat, mes enfants ne me le pardonneraient pas, même Max, dont l’adorable créature prend de plus en plus souvent l’oreiller pour une litière, mais j’observe, à mesure que Kafka le chat vieillit, que Kafka l’écrivain rajeunit à vue d’œil. Je ne lui veux presque plus pour cette pièce manquée. J’ai acheté la nouvelle édition de ses œuvres en Pléiade ainsi que celle de ses Journaux aux Éditions Nous. Je me suis procuré, enfin, le premier tome de sa grande biographie, par Reiner Stach, qui paraît le mois prochain au Cherche Midi.

J’oublie de dire qui a été Kafka pour moi : probablement l’unique raison pour laquelle j’ai voulu devenir écrivain. Ce n’était pas même que Kafka était gigantesque à mes yeux d’adolescent, c’est qu’il n’y avait personne d’autre. Qu’il n’y avait que ce niveau d’intensité-là. Les autres écrivains me paraissaient écrire. Lui seul avait compris que l’écriture était la plus haute des activités spirituelles. Non pas un mysticisme de substitution, mais le mysticisme même : la part la plus haute que nous pouvions prendre à la compréhension des mystères du monde. Et que ceux-ci puissent se manifester, comme dans la première page du Journal, dans le tramway de Prague, n’était au fond pas si extraordinaire, si on faisait sienne la conviction de Kafka selon laquelle la littérature était la vérité même des choses — l’unique endroit, l’unique manière que celles-ci avaient d’apparaître telles qu’elles étaient : comme de terrifiants, de foudroyants prodiges. La littérature, avec Kafka, devenait enfin première par rapport à la métaphysique — ou le redevenait, car peut-être l’avait-elle déjà été, dans la Genèse…

Je repensais à tout cela, l’autre jour, entre Toulouse et Carcassonne, sur un faux plat difficile, avec au loin les Pyrénées intraitables, quand il m’est apparu soudain, avant qu’il disparaisse, qu’il faudrait que je consacre un jour un livre à la vie de mon chat — de cet autre Kafka qui aura traversé le monde sans presque rien y comprendre tout en m’effrayant, à l’occasion, par le niveau absolu de compréhension qu’il y avait dans son silence. C’était bien à une créature littéraire que j’avais eu affaire. En tant qu’elle avait déchiré, pour elle seule et pour ceux, aussi, qui avaient lu ses livres ou entendu ses rares miaulements, le rire atroce de l’éternité. Apportant aux cosmos qui s’engrènent autour de nous le déséquilibre fatal par lequel il sera jugé. Kafka, en qui la littérature retient son souffle, ou qui lappe la nuit nos traces de pas mouillées à la sortie de la douche, comme événement cosmologique.

 

Aurélien Bellanger

 

À suivre…

 
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