Julien Green, un petit rire derrière la porte

Julien Green, un petit rire derrière la porte
| Publié le : 03/10/2019

Une vie de lecteur se compose de rencontres qui finissent par trouver leur place dans le long cortège des livres lus, retenus, aimés. Une certaine hiérarchie y impose ses choix, avec le temps. Il y a ceux du premier rang, et il y a ceux du second. Un troisième rang est même prévu, on peut y déjeuner pour pas cher, parfois mieux que dans certains endroits plus réputés. Il faut toujours vérifier par soi-même. Le Journal de Julien Green était du premier rang. Par sa beauté profonde, évidente, son élégance spirituelle qui donnait envie de se convertir dans l’anglais de la Bible du roi Jacques. Dans le grand tableau de la littérature d’écrivains catholiques, Green se tenait un peu en retrait, juste derrière Mauriac et l’énorme Claudel. Il appartenait à la garde solennelle des écrivains du chevet. Quitte à mourir un jour, autant valait s’éteindre dans les bras textuels de l’auteur de Mont-Cinère. Eh bien il y a du nouveau.

La publication chez « Bouquins » Laffont de son Journal intégral[1] arrache calmement le rideau qui veillait sur la chambre. Intégral veut dire ici sexuellement complété. Ce n’est pas un simple addendum, mais une transformation : l’homosexualité de Green n’y est pas avouée (qui ne le savait ?), elle est y dévoilée dans une ferveur pornographique qui laisse pantois jusqu’aux lecteurs les plus rompus. On pouvait s’en douter, mais le sourire à demi malicieux de Green pour ses visiteurs ne mettait pas à portée de main ces scènes qu’on dirait extraites du backroom plus proustien que Bill Burroughs. On le savait bien qu’il y avait Il y avait des coupes. Va pour les coupes, se disait-on. Si l’auteur préfère qu’il en soit ainsi, ne soyons pas plus royalistes que le roi. On mettait ça sur le compte d’un puritanisme d’heure du thé, entre amis. Les amateurs du journal intime de Renaud Camus pourront s’étonner de cette pudibonderie de fauve aux aguets, mais c’est ainsi. On se croyait à l’abri dans quelque prieuré de la Nouvelle-Angleterre, on se voit tout à coup dans un tableau de Balthus où le garçon boucher remplace l’adolescente endormie.

La stupéfaction demande ici à être auscultée, analysée. Qu’est-ce qui stupéfie ici ? Non le sexe comme tel, une vieille habitude, mais l’état d’esprit : on l’a croisé déjà dans La Recherche chez un Jupien, un Charlus : c’est le monstre froid et sensuel qui détaille avant la consommation, comme un collectionneur examine le bijou avant de le retenir pour son salon. D’où vient ce sentiment d’horreur à la lecture ? Green lui-même se pose la question et nous avec. Un journal de Sade eût-il donné la même sensation d’effroi ? Pas sûr et ne parlons pas du journal de Samuel Pepys, dont la crudité est de si bonne humeur. Chez Green, la faim de jouir n’écoute rien, ne songe à rien, elle réclame sa pitance voilà tout. Cruauté paisible ? Disons simplement cynisme. Hypocrisie, mensonge à retardement. Le cynisme qui va avec le besoin d’être nourri à sa guise, quand bon lui semble, c'est-à-dire tout le temps. M. Tristan de Lafond , préfacier du volume (tome 1) cite Pierre Louÿs à propos : « Ceux qui n’ont pas senti jusqu’à leur limite, soit pour les aimer, soit pour les maudire, les exigences de la chair, sont, par là même, incapables de comprendre toutes les exigences de l’esprit. » On ne saurait mieux résumer l’enjeu d’un tel journal intime. On peut imaginer que Green ne nous a pas attendu pour y penser au long des nuits. Ce qui ne nous empêche pas de lui confier notre sentiment profond, au final : « Julien, il y a quelque chose de profondément laid dans ton livre. D’une laideur qui n’est pas étroitement morale mais comme un paysage soudain privé de lumière. Tu ne nous avait pas habitué à cela, l’absence de grâce. » Le cynisme est l’aveu de cette absence de lumière. Il est le petit rire qu’on entend derrière la porte. Le petit rire qui s’amuse, à l’heure du thé, de la tête qu’ils vont faire. Quelque chose de l’ordre d’une trahison soudain pressentie, éclatante, implacable. C’était donc ça, Julien, qu’il fallait tenir caché en attendant le moment favorable ?

[1] Julien Green, Journal intégral, 1919-1940, édition établie par Guillaume Fau, Alexandre de Vitry et Tristan de Lafond, « Bouquins », Robert Laffont, 1376 p., 32€.

 

 
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