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Sigila[1], la belle revue transdisciplinaire franco-portugaise sur le secret, consacre son dernier numéro printemps-été 2019 au thème de l’anonyme, en portugais : o anonimo. On y trouve un ensemble de contributions toutes fort intéressantes et « donnant envie ». Dans le numéro, Marcel Cohen se souvient qu’il a été un ami fidèle et proche du poète Edmond Jabès qui prévoyait de donner son corps à la médecine. Jabès renonça à cette disposition après la profanation des tombes juives du cimetière de Carpentras. Il préférait la cendre de l’incinération à la violence de la profanation. La cendre protège, elle reconduit à la source du fameux verset biblique : tu es né de la poussière et tu retourneras en poussière. Il n’y a plus de nom possible dans ce monde là, personne ne saurait insulter la poudre. « La poudreuse famille des morts » dit Chateaubriand dans ses Mémoires. Cette famille ne saurait donner lieu à l’identité, seulement à une matière grise, sans bruit, qu’on pourrait fouler des mains, comme les grappes de raisin, aux vendanges. Il nous revient à la mémoire le souvenir de ce paysan vaudois qui gardait sur sa cheminée une petite urne contenant les cendres de sa femme. Il disait en considérant l’objet joliment décoré : « c’est Suzanne ! »
Il est aussi bon de noter l’aspect cyclique de notre poussière, tel que l’indique la Bible : le nom commence avec la poussière, il finit par s’y fondre. Tout se ramène à l’immense travail du temps qui brasse toutes choses. L’anonymat, en réalité, n’y joue qu’un rôle passager, avant d’épouser une nouvelle forme et d’y disparaître. On a le droit de penser ici au terminal de Moby Dick, au grand et éternel remuement de la mer. Là, seulement là, l’anonymat s’y trouve comme en gloire, dominant tout, ne tenant compte de rien, d’aucune célébrité. On ne saurait faire tenir l’océan sur un bord de cheminée. La vue du ressac, à la tombée du jour, sonne comme un rappel intime. Rappel de quoi ? De l’aventure humaine, avec ses milliards de visages, impossibles à nommer tous, un par un, sinon à l’heure du Jugement, mais cela risque de prendre beaucoup de temps. Les visages anonymes ont l’éternité pour apparaître, de derrière le rideau.
Le numéro de Sigila s’intéresse à toutes sortes d’angles de vues, poétiques, esthétiques, comme avec Eugenio de Andrade traduit par l’excellent Michel Chandeigne :
« Approche-toi, mets ton oreille contre ma bouche,
Je vais te dire un secret,
Il y a un homme avec la nuit couché
Dans les sables, séparé d’un autre homme »
Qui est cet homme que protège le sable du désert ? Seule la littérature pourrait nous le dire, si tant que la cendre initiale peut lui servir de limon pour un commencement. Au fond, c’est l’imagination qui fait son chemin au travers de la poussière. Il y a une complicité mystérieuse entre le néant de la poussière et la précision d’un nom parmi d’autres. On attend qu’une voix tout à coup s’élève : vous-là bas !! Alors quelqu’un sort du rang et se nomme…
Emblème possible, reproduit dans le numéro : le fameux Homme au gant du Titien, qui est au Louvre, ou plus inattendu, une « tête de cheval blanc » par Théodore-Géricault. Cette admirable tête paraît absorbée dans un songe sans fin. C’est le grand mystère de la rêverie animale. L’anonymat y trouve ici un écho bouleversant. Et l’on ne saurait dire pourquoi.
[1] Printemps-été 2019, Ed. Gris-France, 17 euros.