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Un ami du poète américain E. E. Cummings* lui écrivit un jour qu'il n'y avait rien de voluptueux comme la sensation d'être « le premier à faire certaine chose ». Il l'écrivait à E. E. Cummings en pensant sûrement que ce dernier avait dû connaître une telle volupté. On y repensait très modestement hier soir en feuilletant d'un œil faussement négligent la dernière traduction du fameux chapitre « Anna Livia Plurabelle » que nous donne Philippe Blanchon aux éditions bien connues de La Nerthe. Pour les malheureux qui ne seraient pas au courant, Anna Livia Plurabelle est le sommet invaincu de l'opus joycien Finnegans Wake qui fait peur aux esprits timides et excite la verve des autres qui veulent briller en ville. Heureusement, les dîners en ville étant devenus des puits d'ignorance, notre timidité s'en trouve comme agréablement allégée. Le suisse lausannois Jacques Mercanton, qui fut l'ami de Joyce lors de ses dernières années sur cette terre fut l'un des très rares à savoir prendre le monstre en douceur. Mercanton avait compris qu'il faut approcher le texte joycien comme une comptine, un quasi enfantillage. Voici les lavandières de la Liffey qui battent le linge en commentant ce qui est arrivé à ce pauvre Finn : on pourrait résumer le livre ainsi sans faillir à la vérité, comme ce petit rigolo qui résumait La recherche du temps perdu sur ce laconique : « Marcel veut devenir écrivain. »
Les lavandières de Dublin ont trouvé un Homère pour se fondre dans leur babil. « Es-tu dans le courant ou pas ? », demande la voix, et le courant continue : « Partout tu es allé officier des fleuves du comté, tu es tombé dans chaque bouteille que tu arves croisée, dans la ville ou les faubourgs ou les terrains vagues, au Rose and Bootle, à la Phoenix Tavern » etc. Vous êtes complètement perdu, vous avez égaré le code d'accès, entraîné que vous êtes dans le courant, le riverrun où Joyce mêle au courant de la rivière dublinoise tout le bavardage du monde, où rien n'est à sa place. Il n'y a pas une seconde, dans ce livre incroyable, qui ne soit décentrée, emportée par autre chose qui oblige le lecteur à se dessaisir de ses habitudes. C'est pourquoi rien ne nous paraît plus urgent que de se remettre à l'écoute du Wake : laissez tomber les explications, les prétendues analyses et reprenez pied, dans les profondeurs, avec l'arrière fond de la langue humaine. À l'heure où le langage est pratiquement réduit à n'être plus que charpie pour des projets de « com' », Joyce explose avec une grâce toute aristocratique la fausse monnaie du langage instrumentalisé. Il y a du nouveau dans la langue, ce sont des choses qui arrivent tous les cinq siècles environ. Une chance que nous soyons là pour en profiter.
Réveillez vous avec James Joyce, entrez dans cette prodigieuse miniature comme le faisaient les moines irlandais du Book of Kells (désormais visible à la bibliothèque de Trinity College) pour qui la lettre du Livre était à la fois une lettre ayant son ordre de mission et un labyrinthe : pas de sens véritable sans perdition, entrelacement, figures féeriques, comptines enfin. Comme Philippe Blanchon a eu raison de se limiter à ce chapitre : cela nous permet d'approcher la bête de près, de caresser les parois de cette Arche de Noé, d'écouter, l'oreille contre la coque, l'écho de la rivière éternelle.
Michel Crépu
* E. E.Cummings. Indignes paquets d'expression. Lettres 1899-1962. Éd. du Mercure de France, édition établie par F.W. Dupee et George Stade.
P.S. : Au moment de boucler ce blog, nous apprenons la mort, à Stanford aux USA, du philosophe et anthropologue René Girard, l'auteur célèbre d'ouvrages qui ont marqué les esprits : Mensonge romantique et vérité romanesque, La violence et le sacré, Des choses cachées depuis la fondation du monde, on en passe. Girard a été l'un des plus curieux esprits du dernier XXe siècle. À la fois d'une étincelante intelligence dans le « démontage » des lois de la littérature, il se fit en même temps le propagandiste de ses thèses non sans céder à un désir totalisant. Lui si habile à déceler la violence du désir mimétique (on désire toujours jouir de ce dont jouit autrui), prenait un plaisir certain à garder pour lui le bien fondé d'une raison dont il se décrétait le seul propriétaire. On doit lui reconnaître d'avoir admirablement donné la formule de l'originalité chrétienne : « machine » à rompre la violence du sacrifice, voyant dans la figure de l'ange arrêtant le bras armé d'Abraham une préfiguration du Christ, prenant sur lui la puissance noire du ressentiment et de la vengeance. Par son propre sacrifice, le Christ absorbe le cycle infernal de la vengeance, la répétition mortifère. Girard prenait par là de plein fouet l'antichristianisme des philosophes du soupçon, et il le fit avec gourmandise et joyeuse provocation, à satiété. C'était là son paradoxe : d'être un formidable réveilleur du texte biblique en même temps que son « verrouilleur ». Il y avait là autant de fermeture que d'ouverture. Mais un livre comme Mensonge romantique et vérité romanesque demeure un chef d'œuvre inégalé de pénétration critique. Respect.
Pinailleur | 8 novembre 2015
Toujours en minuscules, e e cummings ; il y tenait beaucoup.