Gérard Philipe, l’ange foudroyé

| Publié le : 21/11/2019

Le nom de Gérard Philipe… Ce fut peut être le dernier grand mort des « arts et spectacles », tel qu’on put le voir durant ce « dernier hiver du Cid» que raconte Jérôme Garcin dans son livre[1]. C’était le temps, il y a soixante années, où tout le pays pouvait se rassembler au chevet d’un homme qui l’avait fait rêver. Cocteau était encore là, c’est lui qui était chargé de trouver les mots et tout le pays écoutait, se recueillait à l’annonce d’un événement qui le touchait au cœur. Cocteau s’adressait directement à l’acteur, « nous ferons en sorte que ta courte gloire devienne longue »… Le mot même de « gloire » paraît aujourd’hui suranné, hors du cadre où se déroulent désormais les adieux publics. Et pourtant, ce que réveille Garcin dans son livre, c’est bien ce qui est caché aujourd’hui à l’intérieur d’un tel mot. Mort à 36 ans d’un cancer foudroyant, Gérard Philippe avait incarné tous les rôles de la gloire littéraire, d’Hamlet au prince de Hombourg, au Cid et à tant d’autres. On peine à se représenter la puissance de l’acteur dans une époque telle que la nôtre qui a tout vu. Philipe la possédait, cette puissance, au degré supérieur qui donnait à sa relation au public un caractère d’intensité incomparable. Pensons à un Jean Marais qui touchait aussi à l’étincelant. Mais Marais avait quelque chose d’un peu lourd, l’épée lui traînait au côté, il y avait de l’emphase chez lui, qui convenait parfaitement au type de héros qu’il incarnait à l’écran.

Avec Philipe, rien ne raclait au sol, c’était l’ange qui passait d’un seul coup d’épée. Une incarnation de la jeunesse foudroyante, comme au beau temps de la « Tulipe noire ». L’on voulait que cela ne s’arrête pas, que la tulipe résiste à tout, par le sourire et la rapière de fine lame. C’était possible, la preuve, il était là, nous rassurant sur la prochaine bagarre. Ce qui émeut, à la lecture du livre de Garcin, qui a choisi la sobre chronologie du compte à rebours, c’est la netteté de ce destin, la rigueur pourrait-on dire d’un tel passage parmi nous. Par quel bienheureux hasard la lecture de ce livre croise-t-elle à nos oreilles de ces derniers jours le merveilleux Pierre et le loup de Prokofiev conté par Philipe, se faisant lui-même semblable par la voix à l’imprudent petit Pierre ? Dans l’histoire que raconte Garcin, c’est le « grand loup gris » qui gagne la bataille. Mais quelle bataille ? Comme nous aimerions le rejoindre dans la prairie et grimper à l’arbre d’où l’on voit mieux les chaumes et les oiseaux de grandes vacances ! L’écrivain Georges Perros qui le connut bien, dans les parages de la Comédie-Française, aurait campé un merveilleux Sancho à son côté. Mais Perros, confiné dans sa Bretagne, bougonnait dans sa pipe ; il fallait le déménager pour le voir, ce n’était pas facile et Perros ne voyait pas l’ombre du loup s’avancer à bas bruit (il s’avançait aussi pour lui). Ce que raconte ici le livre, c’est la dernière visite du loup, prenant son monde au collet, sans plus attendre. Gérard Philipe a été un petit Pierre à lui-même. Il n’ y avait sans doute pas de meilleur parti que celui adopté par Garcin pour ressaisir une fois encore l’éclat de ce jeune homme de trente-six ans. Un trait d’épée dans la nuit.

 

[1] Gallimard, 2019, 208 p., 17,50€.

 
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