Franzen ou la mélancolie du Midwest

Franzen ou la mélancolie du Midwest
Le blog de la NRF | Publié le : 10/11/2022

Le rythme de parution hebdomadaire laisse peu de place au mensonge : non seulement je n’ai pas fini de relire Proust mais je n’ai même pas commencé le nouveau Jonathan Franzen, auteur que j'ai longtemps tenu pour le Tolstoï américain. Je place encore Freedom relecture géniale d’Anna Karénine, très haut dans ma liste des livres du vingt et unième siècle. Cependant j’avais trouvé Purity, son roman suivant plutôt raté : Franzen, contrairement à ce qu’il avait probablement cru, n’avait pas beaucoup de choses à dire sur l’ère des réseaux sociaux et de leur prétendue transparence. Ce grand livre sur le puritanisme était manqué, sans doute parce que son hypothèse de départ était fausse : nous n’assistions pas, contrairement à ce qu’affirmait le vieillissant Franzen, au retour du puritanisme. Ce livre qui voulait raconter l’ethos de la génération woke, de la génération cancel culture, parvenait difficilement à ne pas caricaturer celle-ci, en la projetant, via le passé trouble d’une sorte de Julian Assange dans le Berlin d’avant la chute du Mur — celui de la jeunesse allemande de Franzen. Ce livre ratait précisément ce que Les corrections avaient réussi vingt ans plus tôt : s’imposer comme un roman générationnel. Ce qui pose une question fascinante, maintenant que contrairement à Balzac et à Proust, les romanciers ne meurent plus à cinquante ans : que faire de son don romanesque, une fois sa grande fresque générationnelle écrite ? Comment, autrement dit, ne pas devenir un vieux con ?

Je dois rester prudent, ici, car je n’ai pas encore trouvé le temps de lire Crossroads, le dernier Franzen. Mais j’ai peut-être une théorie. Tout ce que je sais, c’est que le roman se passe dans les années 70, dans la banlieue de Chicago, et qu’on y trouve un personnage de pasteur. Voilà sans doute la meilleure chose à faire, quand on est un romancier de génie, mais que Greta Thunberg nous agace et qu’on est plus terrifié – je caricature – par les activistes qui jettent de la soupe sur Les tournesols de Van Gogh que par le rachat de Twitter par l’industriel le plus politiquement problématique qu’on ait vu depuis Henry Ford…

Retourner là-bas, autour du lac de son enfance, et voir ce qui a été perdu, ce qui a dégénéré – en reconnaissant modestement, au fond, qu’on ne saura jamais ce qu’on déteste le plus en dernier lieu, les temps qui viennent ou l’irrémédiable éloignement de la jeunesse : voilà ce que le grand romancier qu’est Franzen pouvait donc réaliser de mieux.

Trop attaché, depuis Faulkner, à l’imaginaire du Sud comme paradis perdu ou comme racine du mal, on a peut-être trop négligé cet autre territoire oublié de l’Amérique littéraire : le Midwest triste que cet enfant de Saint-Louis, dans le Missouri, a bien trop connu. Saint-Louis et sa gigantesque arche qui vient signifier que l’aventure de la conquête de l’Ouest commence un peu après, et qu’on restera nous-même pour toujours en retrait de ses mythologies trop faciles. En retrait, cela veut dire dans les bibliothèques ou dans les églises, à approfondir une tristesse toute baudelairienne – celle d’une modernité qu’on n’a jamais été certain de préférer vraiment au péché originel.

Le plus grand auteur du Midwest, sinon son inventeur, est évidemment Charles Schulz, natif de Minneapolis, le génial dessinateur des Peanuts – l’inventeur, au pays de l’optimisme, d’une façon toute nouvelle d’être triste, d’être triste sans raison, sans remède, comme le pauvre Charlie Brown.

Que pourrait donner un Charlie Brown adulte ? C’est presque sur cette seule hypothèse, d’une tristesse absolue – sur cette hypothèque du rêve américain tout entier – que les deux meilleurs auteurs de bandes dessinées américains contemporains, Daniel Clowes et Chris Ware ont bâti leur œuvre inconsolable.

Le premier est de Chicago, le second du Nebraska. Avec Saint-Louis et Minneapolis comme troisième pointe et quatrième pointe, on tient là, sans doute, le pays le plus mélancolique du monde, un Midwest qui survivra longtemps, comme mythe, à la disparition des États-Unis d’Amérique, pays qui paraît chaque jour un peu plus tenté par la guerre civile.

Il faut vraiment que je lise le dernier Franzen.

 

Aurélien Bellanger

 

 

À suivre...

 
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