Être un auteur de la classe moyenne

Être un auteur de la classe moyenne
Le blog de la NRF | Publié le : 24/11/2022

Un ami espiègle m’a glissé l’autre jour, alors que nous parlions d’un esthète contemporain, que son père aurait bétonné toute la Côte d’Azur. L’anecdote m’a anormalement plu. Détruire le littoral méditerranéen, posséder des goûts d’un raffinement extrême participait bien du même processus. On n’avait pas l’un sans l’autre. « Il n’y a pas de témoignage de culture qui ne soit en même temps témoignage de barbarie. » J’ai appris à méditer l’un des plus célèbres aphorismes de Walter Benjamin, à vivre un peu avec. Pourtant, la dissonance cognitive qui m’avait fait rejeter violemment toute l’œuvre de Sagan le jour où j’avais vu une photo d’elle à l’inauguration du premier Carrefour de région parisienne – elle était liée, par sa sœur, à l’un des fondateurs du groupe – m’avait longtemps hanté. Sans doute car j’avais été un an salarié de l’entreprise, pendant mes études. La classe moyenne ne pardonne pas certaines choses. Venir à l’Odéon soutenir les étudiants au volant de sa Jaguar, en 1968 : à la rigueur. Mais cette fois la faute de goût était trop manifeste. Voilà, en résumé, à quoi sait le mieux jouer la classe moyenne : dénoncer le mauvais goût des riches. Prétendre que la bourgeoisie, sur ce terrain-là, a été déjà renversée par elle.

C’était l’utopie, pour rester dans le domaine de la grande distribution, de l’enseigne Fnac. Les cadres, la classe ascendante des Trente Glorieuses, avaient le droit à une vie culturelle aboutie qui serait même bientôt directement produite par ses enfants. On perdrait peut-être au change un certain tragique littéraire, qui refluerait logiquement à droite, refuge habituel des aristocrates ou de tous ceux qui auraient encore le luxe de s’intéresser durablement au mal ou aux tourments métaphysiques. Ce serait à la fois l’âge d’or, au plan socio-économique, des écrivains sociaux-démocrates, et le triomphe souterrain de ces perdants magnifiques qui contestaient la massification de la culture, mais qu’on vénérerait discrètement, au motif pour le moins fantasque « que les grands écrivains seraient toujours de droite ».

Le mal ne pouvait de toute façon pas vraiment représenter un sujet pour les auteurs de la classe moyenne. Ils n’avaient pas le temps pour cela. L’ascension sociale de leurs parents les avait rendus au mieux un peu ironiques : ils n’étaient pas dupes. Mais pas assez sûrs non plus pour entreprendre de grandes fresques exploratoires sur la nature humaine. On les verrait tout au plus, je parle là d’une école littéraire un peu vague, disons de la majeure partie des romans parus depuis un demi-siècle en France, chercher les épiphanies amoureuses, ironiser sur les semblables, défendre la beauté. Une littérature à la Sagan, en somme, mais Sagan sans les capitaux. L’élégance sans le désespoir, ou le désespoir sans l’élégance. Une Twingo avec un moteur de Jaguar, ou un moteur de Jaguar dans une Twingo.

J’en étais à ce stade de ma réflexion d’auteur de la classe moyenne, quand je suis allé voir le dernier James Gray Armadeggon Time. Qui a accompli sur moi un formidable travail dialectique en me rappelant que si moyens que nous avions pu être, le tragique ne nous était pas étranger, même s’il avait pris la forme de cette famille si étriquée, aux rêves si petits, et à ses arrangements spécifiques avec le mal. C’est un détail de mise en scène, mais qui dit presque tout : on ne verra quasiment pas la maison familiale du héros, qui sera perçue toujours avec ses yeux d’enfants – comme un labyrinthe dont il ne serait jamais sorti. Les maisons qu’on verra seront soit les pavillons bovarystes des beaux quartiers, vus à travers les yeux de la mère et décorés pour Noël, soit cette cabane, dans le jardin, cadeau maladroit du père à son fils déjà trop âgé pour elle, mais qui se trouvera à servir bientôt, dans une vision onirique de la lutte des classes, de ghetto domestique pour l’ami noir du héros, devenu SDF. La maison de la classe moyenne, dans son entièreté, doit demeurer invisible. Et ce sera l’intrigue principale du film : comment s’en échapper. En commandant chinois plutôt qu’en mangeant de la morue, en dessinant des super héros ou des fusées. Tout en acceptant de devenir, autant qu’on peut, plus qu’on voudrait ou bien certain qu’on n’y arrivera pas vraiment, un bourgeois blanc républicain. Qu’on préfère évidemment sa famille ou son ami à cette mascarade ne change d’ailleurs pas grand-chose, et cela apporte même, pour des artistes, une couche de tragédie supplémentaire : voilà le chemin qu’on a parcouru pour raconter tout ça, pour montrer qu’on n’est pas dupe, qu’on n’a pas trop pactisé avec le mal. Mais qu’est-il arrivé de ce littoral si joli de l’enfance : on ne reconnaît rien, ni soi-même, ni les siens, tout a l’air réifié par la mauvaise conscience. On n’est devenu un artiste qu’en bétonnant tout derrière soi à mesure qu’on avançait …

« Il n’y a pas de témoignage de culture qui ne soit en même temps témoignage de barbarie » : la chose prend la forme, dans l’une des premières scènes du film, de la lecture d’un manuel d’histoire de l’art, ouvert à la première page venue – une page sur l’art mésopotamien. Qui pourrait croire que son destin passe vraiment par ces portes aux briques vernissées ? J’ai mis un instant à comprendre l’ironie de la séquence. Cette énigme babylonienne prépare la venue du grand-père, qui vient initier son petit-fils au secret de ses origines : le garçon est juif, et son arrière-grand-mère est venue en Amérique après avoir vu ses parents se faire tuer pendant un pogrom. Et tout cela se confond, tel que le raconte James Gray, avec cette autre tragédie d’enfance, imminente, en cette toute fin des années 80, de l’impossible reformation des Beatles. Mais à cela, peu importe, puisque le groupe important, désormais, c’est The Sugar Hill Gang, un groupe de hip-hop – ainsi va l’Amérique, et ses rêves de classe moyenne à la dérive.

 

Aurélien Bellanger

 

à suivre...

 
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