Du marxisme…

Du marxisme…
Le blog de la NRF | Publié le : 03/02/2023

Entre les timbres et les pin’s, la mode a longtemps été aux collections de porte-clés, qui ont connu leur apogée dans les années 60 avec l’apparition d’étranges coques opalescentes, aux dimensions standardisées, dans lesquelles on avait enchâssé des écussons de ville, des logos de compagnie pétrolière ou des sigles automobiles. Alors que je collectionnais les porte-clés avec une passion rare, au point de les exposer, un temps, sur une planche à clous, comme je l’avais cruellement vu faire pour les étoiles de mer, ou d’en tenir l’inventaire exact sur des fiches bristol, j’ai eu un jour, entre les mains, une collection qui datait de cet âge d’or de la copocléphilie — découverte qui fut paradoxalement fatale à la mienne. L’objet, aggloméré et gluant, qui rassemblait une centaine de porte-clés accrochés par leurs boucles faisait penser à une méduse aux tentacules rouillées : je l’ai laissé là, dégoûté, dans la poussière du grenier où je l’avais trouvé, abandonné sur le rivage d’une autre enfance, antérieure à la mienne. Ce que j’avais compris, ce jour-là, en tenant cet objet monstrueux, c’est que mon idée d’une collection exhaustive de porte-clés était vaine et métaphysiquement dangereuse. 

Cette chose était peut-être, en effet, la première visualisation que j’aurais du diabolique argument du troisième homme, qu’on trouve exposé dès le Parménide de Platon, et qui mine de l’intérieur toute la théorie des idées, comme le montrera bientôt Aristote : car s’il y a l’homme et le concept d’homme, les deux entités participent encore d’une idée commune — un troisième type d’homme apparaît ainsi pour tenir ensemble l’homme réel et son concept, et ce à l’infini, dans une cascade d’abstraction sans fin que m’évoquait bien cette énorme masse de porte-clés accrochés entre eux sans même tenir, tout au bout, aucune clé : la métaphysique avait-elle aussi fini par former, dans le grenier de l’histoire, une planète autonome sans lien avec la Terre, une entité aussi mélancolique que nos collections oubliées ? 

Le platonisme, subissait en réalité une autre contestation, d’obédience cette fois-ci plutôt nietzschéenne : derrière leur coque opalescente, ces porte-clés standardisés, si on en faisait sauter le couvercle, pouvaient accueillir n’importe quelle image, la première entéléchie venue pouvait se glisser dans ce délicat mécanisme métaphysique et venir le gripper de l’intérieur. Rien n’empêchait le collectionneur indélicat de fabriquer ses propres porte-clés par hypostase. Il m’est d’ailleurs arrivé de procéder à une telle opération avec les petits pendentifs en plastique qui accompagnent gracieusement les photos d’école de mes enfants : ces porte-clés n’appartiennent à aucune autre collection que la mienne.

Mais si l’objet peut ainsi devenir la création du collectionneur, le concept de collection est irréversiblement détruit.

C’est vers Marx, maintenant, que je suis obligé de me tourner. Marx qui, le premier montra que la marchandise possédait, aussi, un caractère fétiche. Caractère fétiche qui fait justement défaut à ces porte-clés familiaux, ces porte-clés prolétariens qui ne possèdent que leurs propres enfants.

Il est évident que le concept de collection n’est véritablement signifiant que dans l’univers capitaliste. Et non pas seulement car la collection aurait une quelconque valeur ou parce qu’elle implémenterait de façon naïve les mécanismes élémentaires de l’économie — du troc primitif de la cours de récréation à l’accumulation délirante de capital des grandes collections d’art. Mais plutôt dans l’idée, plus modeste, que la collection n’a de valeur intrinsèque que dans la mesure où elle emprunte celle-ci à un système de valeurs extérieur à elle. C’est parce que la marque existe, barbote dans les eaux froides du capitalisme avec toute l’énergie de la publicité que mon porte-clés, à son tour, trouve à flotter un peu au-dessus du cercle sublunaire où les lois de la physique voudrait qu’il ait échoué ; c’est parce qu’un jour surréaliste de mon enfance j’ai vu la marque Citroën jeter une Visa GTI d’un porte-avions que ce petit carré de plastique décoré d’un double chevron a acquis sa valeur. Et je pourrais ainsi raconter l’histoire de chacun des porte-clés de ma collection, de cette boule remplie de pétrole venue du Bahreïn à cette splendide moissonneuse-batteuse gravée sur métal de la marque New Holland : on était bien là non pas en périphérie mais au cœur du système capitaliste — comme si c’était lui, version enfin fonctionnelle du platonisme, que je collectionnais en secret. C’était lui qui, comme dans la difficile théorie platonicienne de la participation, devait doter mes porte-clés de leur valeur fétiche — étant entendu que du côté de la valeur d’usage, un seul porte-clés suffit en général.

De là à dire que je serais devenu marxiste autour de 1989, et plutôt à contre-temps, serait exagéré. Là-bas, j’en suis certain, des choses m’ont pourtant été révélées. Lesquelles, je ne saurais le dire encore. Ou plutôt je n’en perçois que la pointe qui vient crocheter, comme à revers de mon expérience ordinaire du monde — qu’on pourrait qualifier de petite bourgeoise. 

C’est un sentiment encore vague que quelque chose, entraperçu là-bas, continue à me parler.

Le sentiment que Le capital de Marx serait l’un des plus grands poèmes épiques jamais composés, celui des choses elles-mêmes, des choses réifiées rendues enfin parlantes, mais hélas écrit, par une ruse de l’histoire, dans le mauvais langage — celui, un peu rédhibitoire, de la langue économique. 

Il m’a fallu ces instances de traduction géniales du Capital que sont les œuvres de Debord et de Benjamin pour le réaliser.

Mais il suffit parfois d’une tournure de phrase ou d’une idée saisie à la volée, dans l’un des petits livres du marxiste allemand Robert Kurz, ou chez son homologue canadien Moishe Postone, livres récemment parus aux éditions Crises & Critiques — c’était le nom de la revue que Brecht et Benjamin avaient prévu de lancer — pour que j’aie le sentiment que se matérialise enfin cette clé que je cherche depuis si longtemps …

Aurélien Bellanger

 

À suivre…

 
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