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Les années passent, la planète renouvelle son stock d’imagination, ce qui semblait hors de propos occupe soudain le premier plan. Il y a des experts pour cela, des gens qui savent décrire les changements, on les appelle les « écrivains ». On en croise encore, de loin en loin, on les reconnaît à une certaine démarche. Salman Rushdie en fait partie. Regardez-le bien, vous n’êtes pas près d’en revoir un exemplaire de sitôt. Se souvient-on encore de l’affaire des Versets sataniques qui lui avaient valu d’écoper d’une « fatwa » pour crime d’humour et d’insolence ? Hum, ce n’est même pas sûr, et l’intéressé a parfaitement su prendre le petit chemin à travers champs qui lui permettait d’échapper aux furieux. Avec quelle malignité ! Rushie est pratiquement arrivé à redevenir un écrivain normal, là où d’autres seraient laissés dévorer par la furia médiatique. Et pourtant, Dieu sait si dans le cas de Rushdie, furia médiatique il y eut.
Avec un côté on ne sait quoi de chaplinesque, le petit bonhomme Rushdie a choisi de s’enfoncer dans la grande forêt de littérature. Il a retrouvé, fouillé, approfondi les chemins qui mènent au « château ». À l’occasion de ce nouveau livre[1], le château porte un nom qui sonne familier aux oreilles du lecteur d’Europe : il s’agit de l’inénarrable Don Quichotte. Rushdie a sorti de son chapeau un représentant de commerce du nom du héros de Cervantès, il le suit dans sa poursuite de l’inévitable Dulcinée, flanqué d’un fils imaginaire nommé Sancho. La Dulcinée s’appelle Salma R, on voit que Rushdie ne s’embarrasse pas de complications pour les pseudos. Détail colossal : l’aventure de Quichotte a lieu en Amérique, où l’image est reine, sans arrière-fond. Ce qui est là, en Amérique, est sans pourquoi, comme la rose du mystique. Don Quichotte en Amérique, c’est comme d’imaginer une collision entre deux formes de néants qui n’en font qu’une. Histoire de solitude : Quichotte est seul à voir ce qu’il voit et Sancho a beau faire de son mieux pour ramener son maître dans les filets de la raison, il ne peut empêcher son maître de pousser toujours plus loin les feux.
Le chevalier à la triste figure de Rushdie arpente l’Amérique comme un vieux beatnik se laissant prendre au grand jeu de la folie des êtres humains, ceux qu’on voit de la fenêtre du train et qui vont quelque part. Mais où ? L’inventeur de ce Quichotte du XXIe siècle s’appelle SamDuChamp, ce qui nous donne à penser légèrement du côté raisonnement cool et parfaitement bousillé de l’intérieur. Comment peut on vivre dans une telle folie d’images et de solitude ? Le Duchamp de Marcel avait trouvé une forme de réplique possible en se limitant au maximum, un objet quelconque suffisait, un porte bouteille, par exemple. Rushdie, qui n’a pas oublié de se souvenir de son Inde intime, ouvre grandes les portes à une toute autre perception du monde. On comprend que Quichotte se plaise à cette Amérique qui aurait été réécrite à la manière des Védas.
Au prix d’un numéro extravaguant de tours de magie, Rushdie nous donne une image démultipliée du monde dans lequel nous sommes immergés. Il est dommage que le lutin Salman ait achevé son opus avant que n’éclate la pandémie. Les laboratoires feraient bien de lire de près ce livre fou, d’une « post apocalypse » qui n’a pas donné encore son meilleur. On peut faire confiance aux acteurs de ce livre pour une tournée supplémentaire.
[1] Quichotte, traduit de l'anglais par Gérard Meudal, Actes Sud, 426 p., 23 euros.