De l'économie de l'attention

De l'économie de l'attention
Le blog de la NRF | Publié le : 19/01/2023

L’une des raisons qui m’ont conduit, il y a presque quinze ans, à me lancer enfin dans le chantier de mon premier roman, a été ce sentiment d’urgence qu’après la presse et la musique, et avant le cinéma, le prochain secteur culturel à tomber serait l’industrie du livre : j’évaluais sa chute à deux ou trois ans, et si je n’arrivais pas, in extremis, à publier quelque chose avant la rentrée littéraire de 2012, c’en était fait de mon destin d’écrivain. On voit que je ne suis pas très fort en prédiction. Le livre a spectaculairement tenu, et même dans sa version papier. Reste ce bruit de fond, néanmoins, qui dit qu’il aurait perdu la bataille de l’économie de l’attention. Il est un peu plus difficile de lire quand on peut regarder si facilement des séries sur Netflix.

Le feuilleton, comme j’ai entendu Pierre Lemaître le dire l’autre jour, appartient pourtant de plein droit aux romanciers, qui l’ont inventé. Reconnaître son importance historique ne doit cependant pas nous amener à fétichiser ce genre : j’ai été récemment surpris, en ouvrant Le chevalier de Maison-Rouge, de l’extrême faiblesse de son ouverture, interminable récit d’une rencontre dangereuse, entre un homme et une femme, dans les rues du Paris révolutionnaire. Et si on est honnête, une fois reconnu le tour de force qu’il a inventé le cinéma, Hollywood et les super héros, le grand feuilleton populaire ne nous intéresse pas tant que ça. Que Vautrin passe une tête à la fin des Illusions perdues nous suffit amplement, on n’est pas sûr d’avoir envie de lire le roman de deux mille pages dont il serait le héros exclusif. Que la littérature de pur divertissement soit entrée en crise il y a un siècle et demi ou il y a quinze ans ne change rien et pourrait même être une excellente nouvelle. Cela met la littérature à la place de la peinture à l’époque de l’invention de la photographie – la crise de la représentation qui devait directement engendrer l’impressionnisme. Que le roman ait été le grand genre du divertissement, cela avait donné l’intrigue de Madame Bovary, mais qu’il devienne un peu autre chose, cela avait donné Madame Bovary.

L’autre menace, cependant, plus sourde et plus lointaine, que serait le renversement final de l’auteur et son remplacement par une intelligence artificielle paraît plus proche que jamais : on ne parle plus, depuis deux mois, que des stupéfiants succès du générateur ChatGPT, le premier système d’apprentissage profond à écrire, véritablement, aussi bien qu’un humain.

Ironie de la chose, d’ailleurs, on ne saura jamais si l’intelligence artificielle est si intelligente que cela. Elle imitera, au mieux, l’excellente image que nous nous faisons de nous-mêmes.

ChatGPT n’exige de nous que de posséder des qualités de lecteur. De critique, peut-être. Un critique qui se trouve dans la position de bienveillance qu’il doit avoir face à un premier roman : il s’agit moins d’en relever les défauts, inévitables, que de saluer l’apparition d’un talent. Cet auteur, dont on découvre les œuvres depuis seulement deux ou trois mois, écrit quand même mieux que d’habitude. On a, pour la première fois, un peu envie d’y croire. Le Graal, dérisoire, d’une intelligence artificielle douée en langue naturelle, semble bien avoir été découvert.

Qu’est-ce que cela change ?

Pas grand-chose, sinon que je n’aimerais pas être dans un jury littéraire à l’automne prochain : quelqu’un va forcément tenter une supercherie de nature à ridiculiser l’aventure Gary-Ajar. Et si notre faussaire est patient, il parviendra probablement à berner non pas les dix membres de l’académie Goncourt, mais peut-être un demi-million de lecteurs. Passé l’inévitable vague de bouderies technophobes habituelle, le champ littéraire en sera probablement modifié à jamais.

Ou pas, en réalité. Ceux qui rêvent de succès foudroyants iront se battre ailleurs, et ne resteront que ceux qui ont vraiment quelque chose à dire, ou bien qui continuent à croire que le roman possède une valeur propre, une valeur plastique – d’être par exemple une idée cristallisée dans l’espace-temps si merveilleusement compliqué de la page ou du livre. Une valeur, de pure apparition, qui n’est pas sans rappeler celle des tableaux, qui ont perdu la bataille de l’attention depuis déjà des siècles, puisque personne ne les regarde jamais plus de dix minutes, mais qui n’en ont étrangement jamais souffert. Ce n’est pas ce qu’ils veulent de nous, ce qu’ils réclament, c’est qu’on les accueille et qu’on les aime, qu’on leur laisse, parmi nous, le temps de déployer leur mystérieux message, qui n’est pas le temps de l’attention, mais celui, infiniment plus complexe, de l’œuvre d’art.

 

Aurélien Bellanger

 

 
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