Confrontation avec le cruel

Confrontation avec le cruel
| Publié le : 24/11/2021

La pandémie en cours n’a que faire du calendrier des postes. Noël ou pas Noël, elle frappe n’importe où, à n’importe quel moment. Pas l’ombre d’un peu de compréhension, le temps de ranger nos affaires avant de passer à la sixième vague. Et inutile de consulter l’un de ces brillants spécialistes qui sera démenti dans la minute. C’est la seule chose que nous avons pu apprendre depuis deux ans : il n’y a pas de pitié ici-bas. La cruauté s’installe sans demander la permission. Les beaux esprits ricaneurs en profitent : quoi, comment, vous n’étiez pas au courant ? Si, nous l’étions, mais notre organisme avait ses petits trucs pour tenir le coup. Nous arrivions, vaille que vaille, à traverser les semaines et les rendez-vous. Eh bien, on dirait que quelqu’un a profité du désarroi pour disperser ces modestes auxiliaires de « résilience ». Que faire d’autre que les ramasser une fois de plus et repartir à l’assaut ?

La confrontation nous oblige à dégainer dans le noir. Nous frappons à l’aveugle, bien contents si l’on arrive à faire mouche. Aussi, quel plaisir nous prenons quand le hasard nous invite à la lecture des Chemins parcourus d’Edith Wharton, née en 1862, morte en France à soixante-quinze ans. Elle raconte sa vie « chez les heureux du monde », qui n’ont que peu à voir avec les faubourgs d’Émile Zola. Et pourtant, la jouissance du privilège ne tourne jamais chez elle à la sourde vulgarité. Elle écrivit un jour : « la vieillesse n’existe pas, seul le chagrin existe ». Son traducteur, le talentueux Jean Pavans, lui dispute l’éclat de cette pensée, il n’a pas tort. Mais on peut mettre tout le monde d’accord en remarquant combien la vieillesse sait se monter cruelle à l’endroit des zones sensibles. Cela fait partie, sans doute, d’un cahier des charges métaphysique que Proust connaissait bien. Ce qui est délicieux, chez Edith Wharton, c’est l’absence de jeu mondain. Elle est bien de ce grand monde qu’elle aime, mais sans jamais en tirer un avantage quelconque au tableau des apparences. On la voit photographiée dans une merveilleuse robe de mousseline, un petit chien sur les genoux. Combien de temps pour enfiler cette robe féerique de dentelle ? La robe doit le savoir elle-même : cette beauté nous enchante dans la mesure même où elle semble penser sa propre beauté. Comprenne qui pourra, tant pis pour les snobs grossiers (ce sont les plus nombreux).

Edith Wharton était parfaitement consciente de sa chance : sa chance était de savoir goûter la belle lumière d’un lundi de semaine, en lisant un beau livre. L’argent, la richesse n’y étaient pas pour rien mais nous savons bien que ce ne sont pas les dollars qui font la beauté d’un début de semaine. Edith Wharton aimait l’Europe et y termina son existence. Henry James lui tenait, épistolairement, compagnie et ce n’est pas une petite affaire que de recevoir une lettre d’Henry James. Il faut la voir lire Victor Cousin et Coleridge, tout à fait à la manière d’un Charles Du Bos (qui la traduisit), comme si elle savait faire le branchement entre le scintillement d’une feuille d’érable et une pensée de Pascal. Paris, ville de son cœur, lui faisait connaître ce « vieux monde parisien » dont la qualité première était l’aménité. L’aménité ! Quel livre entier n’écrirait-on pas sur le sujet de l’aménité ! Mélange complexe et subtil de générosité et de délicatesse, faisant attention à ne pas brusquer les choses en leur ouvrante la porte.

Car une porte qui s’ouvre, c‘est un roman qui commence.

Michel Crépu

 

Les Chemins parcourus, par Edith Wharton. Traduit de l’anglais par Jean Pavans, Flammarion, 380 p., 23 euros.

 
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