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Commons Abbey, c’est la nouvelle série britannique qui retient tout le monde à l’heure du dîner, du TV dinner. L’enchaînement est parfait : après la dévouée Theresa May dont on ne compte plus voyages inutiles à Bruxelles, voici l’ébouriffant Boris, dont on ne sait plus, à l’heure de ces lignes, s’il est encore Premier ministre. Il faut voir Boris, coiffé – ou plutôt non coiffé d’une sorte de brosse jaunâtre, précédé de son lugubre conseiller Dominic Cummings, âme damnée, habillé de gris, en jean cendre. Ô ce « c » de Dominic qui a l’air d’un petit poignard ! Dickens n’aurait qu’à se servir, entre le trublion mal élevé et l’exécuteur des basses œuvres. C’est au moins un point à mettre à l’actif de nos amis : les héros de Commons Abbey sont des types vivants, incarnés. Johnson est parfait dans le rôle du gros enfant gâté n’ayant du réel qu’une notion très approximative, Cummings ressemble à s’y méprendre au ministre Chauvelin des romans de la baronne Orczy, qui racontait dans Le mouron rouge la révolution française vue du côté anglais (on les trouve encore ces romans merveilleux, sur les quais, ils ont été publiés dans la formidable collection Marabout). On dirait que Cummings, une fois la nuit tombée, erre dans l’une de ces salles où les fantômes commentent la journée à voix basse. Comment ne voit-il pas que son rôle de secrétaire de Machiavel, ou plutôt de Steve Bannon pour Donald Trump, ne fait pas l’affaire ? Mais peu importe que la partie en cours ne joue pas en sa faveur : cela dessine autour de lui un cercle de solitude maudite qui apporte l’ombre indispensable. Cummings a son idée, il y pense sans cesse, comme un personnage de Dostoïevski souffrant de migraine, justement à cause de l’idée obsessionnelle. De là ces sorties de route, ces décisions extravagantes. Il est à peine croyable que Cummings ait conseillé à Johnson de fermer quinze jours le Parlement pour avoir les mains libres. Comme si l’Angleterre n’était pas le royaume de la démocratie ! Et l’on peine aussi à imaginer que le propre petit-fils de Winston Churchill ait été viré du banc des conservateurs dissidents. Non que le petit-fils (il porte le même prénom) dispose d’un passe-droit au nom de son grand-père (sur qui Johnson a écrit un livre), mais l’Angleterre est l’Angleterre : on ôte son chapeau avant d’entrer, surtout quand il s’agit de l’héritage de Sir Winston, sauveur contre Hitler de la vieille Europe. Ce qui ne va pas en ces jours tumultueux, c’est l’absence de sens du symbolique. On s’étonne presque de voir des drapeaux européens passer devant Buckingham, tout cela dans un embrouillamini politique qui devra bien finir par tourner la page. Où étaient-ils, ces drapeaux ? On les retrouve par miracle sans bien savoir exactement à quel match de foot ils sont destinés. C’était le talent de Theresa May de compter avec la réalité et non pas de changer de jouet toutes les cinq minutes. Elle savait qu’il n’y avait pas moyen de faire autrement que de composer au lieu d’assouvir un fantasme hystérique national british. Theresa était parfaitement anglaise jusqu’à l’ennui et nous gardons un bon souvenir de ses ensembles rose fuchsia, seulement surpassés par les audaces menthe-bleuets de la Reine. Qui sait si elle ne reviendra pas ? La petite bande d’irresponsables actuellement aux commandes (pour combien de temps ?) fait comme s’il s’agissait d’une série TV. Commons Abbey, c’est très bien au cinéma, la réalité politique, c’est autre chose. Boris ferait mieux de relire le Tacite qu’il ne lisait pas à Oxford. Il y aurait lu les œuvres magiques de son « ancêtre » nominal du XVIIIe siècle, l’écrivain Samuel Johnson, qui manque terriblement au TV dinner.
Michel Crépu