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Bondissons un instant de l’autre côté des siècles et débarquons à Athènes à cheval avec Chateaubriand. Le tome 9 de sa Correspondance générale vient de paraître, pour l’année 1832-33, ce sont les années du dernier acte. Lorsqu’il arrive en Grèce, on est en 1806, un an après Austerlitz, le film bat son plein. Qui pourrait alors imaginer la suite ? Une chose est de heurter de la botte des ruines qui ont vu s’asseoir Platon ; une autre d’assister à la chute des Bourbons, à l’arrivée de Louis-Philippe. Un roi petit bourgeois ne vaut pas un caillou d’Homère. En 1806, on était encore loin de tout cela. « Deux voyageurs anglais venaient de quitter Athènes lorsque j’y arrivais » écrit Chateaubriand dans son carnet de bord, « il y restait encore un peintre russe qui vivait fort solitaire ». Avouons que ce russe solitaire nous enchante. Qui était-il ? Comment s’appelait-il ? Que faisait à Athènes un enfant de la sainte Russie ? Y peindre des ruines, sans doute. À longueur de journées. Imaginons le quotidien de ce solitaire qui éveille en nous une faim de roman. Le texte de Chateaubriand est muet là-dessus et on le comprend bien, il y tant de choses à raconter. Le voici devant le monument de Philopappus : « il nous servit comme d’observatoire pour contempler d’autres vanités. » Son guide, M. Fauvel, diplomate exquis, lui indique les divers endroits par où passaient les murs de l’ancienne ville ; il lui fait voir les ruines du théâtre de Bacchus, au pied de la citadelle ; le lit desséché de l’Ilissus, la mer sans vaisseaux, et les morts déserts de Phalère, de Munychie et du Pirée. »
On n’en finirait pas d’épuiser les mille et une occasions de prendre des notes dans notre petit carnet de bord. Celui du vicomte déborde de merveilleux « crayonnages », comme si l’auteur des Mémoires se plaisait à faire l’apprenti. Cela ne nous rend pas le cas de notre russe mystérieux plus clair. Le beau projet que voilà de nous mettre sur la piste d’un peintre qui venait du froid. Cela eût peut-être amusé Soljenitsyne dont Fayard publie « Ma collection littéraire », notes sur la littérature russe prises par l’auteur de l’Archipel une fois achevées ses « cathédrales d’écriture » (comprenons ledit Archipel et les volumes vertigineux de la Roue Rouge ). Soljénitsyne avait alors passé les soixante dix ans et il ne se voyait pas jouer aux cartes pour tuer l’ennui des longs hivers. Le voilà donc qui se jette sur ses chers auteurs : Lermontov, Tchekhov, Biély, Boulgakov etc. C’est un bonheur d’assister à cette leçon de lecture sans préjugés d’aucune sorte. Il faut avoir écrit l’Archipel pour se permettre de critiquer comme il le fait telle ou telle nouvelle de l’immense Tchekov - qu’il admire par ailleurs follement. Mais quand quelque chose cloche, pourquoi ne pas le dire ? En particulier, il épingle les anachronismes linguistiques, comme par exemple quand un moujik se met à parler sur le ton d’un sociologue ou que l’auteur de La Mouette « sort du champ lexical ». Soljénitsyne s’agace dès qu’il lui semble qu’on perd de vue le contact physique avec le réel. En revanche, il applaudit le passage de trois canards « volant haut dans le ciel » : « une musique, pas un récit. » Georges Nivat, traducteur et connaisseur hors pair de Soljénitsyne, lui trouve parfois un petit côté de jalousie. Entre écrivains, on se pique parfois.
Reste un délicieux carnet de bord de lecture et le regret, pour le coup, que l’auteur d’Ivan Denissovitch n’ait pas eu la possibilité de lire la langue française. Monsieur de Chateaubriand eût sans aucun doute trouvé à qui parler.
Michel Crépu