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Nous alertions le pays, la semaine dernière, à grandes pompes. Le troisième régiment de chasseurs alpins était mobilisé sur Facebook et dans les casernes, on frottait dur le cuir des brodequins. C’était à propos de Jean-François Billeter pour son récit Une rencontre à Pékin (Allia) et de Christophe Langlois, auteur de Dieu en automne (Cerf). Or il s’avère que les Éditions Allia ont publié en même temps, un autre « petit » livre de Billeter, intitulé Une autre Aurélia. Dans Une rencontre à Pékin, Billeter racontait sa première visite en Chine, on était en 1963 et il faisait par là même la connaissance de Wen, celle qui allait devenir sa femme pendant cinquante ans. Une autre Aurélia, référence explicite au célèbre livre de Nerval, raconte la mort de Wen et consigne, on allait dire mètre après mètre, l’itinéraire d’un « deuil ». Les guillemets sont ici de rigueur, car Billeter n’aime pas ce mot de deuil. Il a raison. Son livre, mince comme un sachet de thé, est à l’opposé du remugle mortifère où d’aucuns se complaisent trop souvent dès que la mort est dans les parages. On n’est pas loin des pages que Roland Barthes avait consacrées, naguère, à sa mère morte dans Journal de deuil. Barthes ne craignait pas l’emploi du mot « deuil », mais son livre ne pesait pas plus lourd qu’un autre sachet de thé.
Jean-François Billeter nous laisse une petite liasse numérotée d’observations. On dirait des drones invisibles envoyés par l’auteur avec pour mission d’épier l’absence, sans trop donner à la souffrance l’espace qu’elle réclame, insatiable. Les drones sont imprévisibles, parfois ils viennent le plus souvent d’eux-mêmes sans qu’on n’ait rien demandé. Par exemple : « Sa présence inconstante, imprévisible, toujours inaboutie. Je suis comme une maison dont les portes et les fenêtres battent au vent parce qu’elle n’est plus une demeure comme avant. » Ou bien : « Jusqu’ici la journée se passe bien, le souvenir de Wen est diffus, semblable à un air doux. » De même que Une rencontre à Pékin évoquait admirablement l’univers si étrangement désert du Pékin d’avant les fureurs de la Révolution culturelle, de même Une autre Aurélia fait aussi bien résonner un vide. C’est le vide des pensées qui viennent parce quelqu’un d’irremplaçable a disparu et ne reviendra jamais. Billeter est un ascète du sobre, un secrétaire du cœurqui ne bouge pas, de crainte de déclencher on ne sait mouvement des profondeurs. Tout cela est admirable de simplicité, de gravité, de légèreté. Billeter cite Max Ernst : « un tremblement de terre très doux. » On ne peut pas mieux dire.
On retrouve un écho de cette déroutante simplicité dans le roman de Christophe Langlois, quoique relevant d’un tout autre répertoire. Langlois évoque le cimetière des Carmes, à Paris, où reposent aujourd’hui les restes de cent soixante guillotinés. Parmi eux, ce jeune abbé Gabriel Fougère, âgé de vingt ans. Langlois fait le voyage vers le jeune disparu, dont l’Histoire n’a rien retenu, parmi tant d’autres. Des noms, rien que des noms, composent ce livre à la limite du poème litanique. C’est la vraie grande belle force de ce livre d’offrir à ces inconnus leur propre musique d’abandonnés. Le jeune abbé Fougère figure ici une sorte de porte-parole. On ne s’étonne pas que le brillant poète Langlois se trouve si à l’aise avec la matière de l’histoire et du roman. Le cimetière des Carmes est « visitable » aujourd’hui. Quiconque aujourd’hui pénètre au sein de cet endroit évoqué par Montherlant dans son Fichier parisien ressent encore la douceur extrême d’une si lointaine souffrance. Une vérité flotte dans l’air, entre Pékin et Paris. Ne la manquez pas.
Michel Crépu