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Premier point, bilan du monstre. Le virus Corona n’admet pas d’autre voix que la sienne. Depuis trois mois que nous sommes en détention préventive, le virus n’a eu de cesse de faire taire les importuns qui souhaitaient parler de la peinture de Poussin ou de quelque autre sujet d’honnête homme. Les malheureux eussent pu se rappeler qu’un des plus grands tableaux de Poussin montre un groupe de trois au milieu de la campagne, comme recueillis auprès d’un sorte d’autel avec l’inscription : « Et in Arcadia ego » – ce qui veut dire : « moi la Mort, je suis là aussi en Arcadie ». Signé Corona. Il n’y a pas eu d’autre sujet possible. Les récalcitrants étaient suivis à la trace ; on pouvait reconstituer, grâce aux fiches de police, leurs itinéraires secrets, ces recoins de bibliothèques qui avaient jusque là échappé à la vigilance.
Il est clair désormais, que la température du virus tiendra lieu de « météo ». Nous avions le plaisir d’écouter les prévisions du jour, dites par une dame si confiante dans les allées et venues des cumulo-nimbus. Il faut désormais oublier cela. Inutile de penser la fin du virus à la manière d’une grève qui s’achève parce qu’il le faut bien. Si le virus décide de nous replonger la tête dans le baquet, eh bien, préparez-vous. D’ailleurs les signaux sont déjà là. En Touraine, dans le Lot, le virus n’en mène pas large, mais c’est une ruse. Voyez le Brésil, l’Amérique, comme ils comptent pour rien les « dizaines », les « centaines » de morts.
Nous, nous n’avons pas de dictateur latino, nous avons beaucoup mieux : le professeur Raoult, qui s’avance capuchonné de sa blouse médicale, fort d’une réputation acquise à force d’articles dans des revues scientifiques que personne ne lit mais qui comptent cependant beaucoup d’abonnés. Que cache le visage si étrange du professeur Raoult ? Il faut voir comme il lâche, entre deux bâillements d’ennui, que sans doute la pandémie va se déchaîner peut-être la semaine prochaine ou dans dix ans. Il ne sait pas, ce qu’il sait, surtout, c’est que nous ne savons vraiment rien, comparés aux étagères de son bureau, bourrées de rapports plus explosifs les uns que les autres. Les feuilles sont mélangées sur un bureau qui n’a pas l’air bien rangé. Cela l’amuse. Est-ce du sadisme ou de l’inconscience ? Peut être les deux. Une vengeance des profondeurs dont nous ne saurons jamais rien.
Deuxième point. Est-il possible d’échapper à cet enfer pandémio-médiatique ? De penser à autre chose ? Oui, c’est possible. Une galerie spécialisée dans la photographie d’animaux va bientôt mettre aux enchères la photo d’un éléphant qu’on peut voir dans le dernier – ou l’avant dernier numéro de la gazette de Drouot. L’auteur, californien, fuit paraît-il les demandes d’interviews, il veut qu’on lui fiche la paix. Respectons ce désir et laissons-nous plutôt envahir par la vision extraordinaire de l’animal – vu, grosso modo, à deux cent mètres. La scène se passe quelque part aux tréfonds de la forêt africaine (Kenya ?), l’éléphant débouche dans une clairière incendiée de soleil, c’est une apparition colossale, un instant inouï de présence. Que fait-il là, cet animal ? Peut-être a-t-il perdu le contact avec les siens ? On dit beaucoup que les éléphants se déplacent en famille. Lui est manifestement seul. La clairière illuminée ressemble à une nef de basilique dont les murs seraient de verre. Sans personne pour célébrer un culte, une cérémonie.
Encore un pas, et il va se trouver au centre, il exercera alors une sorte de magistère de l’altérité sublime. La voilà, la cérémonie. Va-t-il nous voir ? Se ruer sur nous ? Nous ne le croyons pas. Il va au contraire s’avancer lentement, de toute sa puissance lente et passer le long de nos petites affaires sans un regard. Que veut-il, au juste ? Veut-il seulement quelque chose, à part manger ? Tout cela est prodigieux d’absence de signification particulière. On pourrait demeurer là des heures à contempler le spectacle d’une telle errance. Dans le monde du visible, l’irruption du monstre est un pur événement. C’est cela qui nous manquait, depuis que le professeur Raoult nous considérait d’un si drôle d’air. Quelle joie, soudain, de se trouver dans un tel espace, à ce point dépourvu d‘intention !
Troisième point, pour faire semblant de conclure avant de repartir au front qui se dessine déjà. . Poésie pure. Alchimie de la coïncidence ? L’éléphant grandiose va de pair, au même moment, avec la lecture d’un poème de Oscar V. de L. Milosz, intitulé La berline arrêtée dans la nuit. Ce poème figure dans l’anthologie de « poètes d’expression française » de Philippe Jaccottet publiée en 2002 à la Dogana. Poème entre tous mystérieux et qui s’achève sur une autre vision de solitude :
« J’entends un pas au fond de l’allée,
Ombre. Voici Witold avec les clefs. »
Provisoirement, rien à ajouter à ce remuement de clefs dans la nuit.