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Qu’allons-nous devenir ? C’est la question, maintenant que les jours de la gauche sont comptés et que les chances de trouver de l’eau sur Mars s’amenuisent de jour en jour. Il va falloir se démener. On songe à cela, allongé dans l’herbe, mi-rêverie mi-on ne sait quoi. Les branches d’aubépine s’agitent doucement sur fond de ciel bleu, un jet file vers l’océan, les lapins gambadent, c’est le printemps. Près de vous, le tome 16 de la Biographie universelle ancienne et moderne, publiée en 1816 à Paris chez L. G. Michaud, 34 rue des Bons-Enfants. Le sous-titre vaut la peine : Histoire, par ordre alphabétique, de la vie publique et privée de tous les hommes qui se sont fait remarquer par leurs écrits, leurs actions, leurs talents, leurs vertus ou leurs crimes. Voilà qui est clair et qui vous donne toutes vos chances de figurer un jour au sommaire de la biographie universelle du XXIe siècle.
À l’heure du Net, l’esprit se refuse même à concevoir comment tout cela a pu être rédigé, notules par notules, « par une société de gens de lettres et de savants ». Le luxe insensé des précisions, les aiguillages d’une version latine à l’autre, la dimension proprement océanique de cet univers dont il ne reste pratiquement plus rien aujourd’hui. Les notules varient d’ailleurs suivant l’importance du candidat. Ce sont les aléas de la Vanité : ainsi Jean Vauquelin de la Fresnaye a-t-il été le « précurseur » de Boileau, cependant Boileau a dédaigné de le nommer. Pauvre Jean, condamné à n’exister plus que sous la forme d’un dédain. Boileau n’eût pas supporté qu’on voit son arrière-cuisine. Nous avons connu de ces arrangeurs de la mémoire. L’émotion serre encore le cœur à la vue de Jean-Cécile Frey, médecin, mort de la peste à Paris le 1er août 1641, à l’hôpital Saint-Louis. Il était jeune. Son ami Jean Balesdens était là, dans la chambre où il est mort. C’est lui qui a recueilli en deux volumes les poésies de son ami défunt. Pièces d’une rareté extrême, nous dit la note. On en trouve le détail, paraît-il, au tome XXXIX des mémoires de Nicéron. Nicéron ? Quelqu’un a-t-il le téléphone de Nicéron ?
Il serait intéressant d’aller retrouver, au fond d'une quelconque bibliothèque monastique, le fameux tome XXXIX où brillent encore, de l’éclat des morts, les poèmes de Jean-Cécile. Nous sommes là, en réalité, nous lecteurs du XXIe siècle, en présence d’une matière romanesque tout à fait prodigieuse. Les heureux nommés de la Biographie universelle ne sont plus rien au plan de la postérité. En revanche, ils en acquièrent, du coup, une nouvelle vie. On voudrait être dans la chambre, au cœur de ce Paris du XVIIe siècle, ravagé par la peste ; on aimerait aussi bien devenir l’ami de Valentin Friderici, théologien et philologue allemand, « fils d’un coutelier de Smalkalde », l’auteur de Recherches historiques sur les perruques qui manquent à notre garde-robe.
Il n’y a pas de fin à ce royaume des faits et gestes, ou la balance demeure toujours égale entre le crime et la vertu. On pense à Jorge Luis Borges, on pense en réalité à tous ceux pour qui le monde des oubliés a plus de valeur que le club des « happy few ». Mais tout véritable « happy few » ne se sait-il pas condamné d’avance, à basculer, tôt ou tard, dans l’immense cuve où mijotent les rogatons de l’histoire humaine ? Few, nous le sommes un instant, puis ensuite il faut laisser la place aux suivants. Mais devenir le rogaton d’une prochaine métamorphose, cela peut valoir la peine. La preuve.
Michel Crépu