Aller au fond des choses

| Publié le : 18/02/2016

Tel est désormais l’enjeu, pour tout « message » en provenance de la planète Shoah, d’échapper au ras le bol. L’unique en butte à la banalisation, c’est une ritournelle propre aux temps que nous vivons. Peut-on exorciser cela ? Et si l’acte de lire est rendu vain, par quoi le remplacer de plus efficace ? Et d’ailleurs au fait, qu’est-ce que lire ? Il nous revient tout à coup ici le souvenir d’une joute dînatoire avec le regretté Roger Stéphane. Stéphane s’indignait qu’on pût distinguer une page de Stendhal d’un carnet de déportation. La littérature, selon lui, devait ignorer ces divisions morales qui nous énervent tant. Et il ajoutait : si Stendhal ne tient pas devant le crime nazi, alors à quoi bon lire Stendhal ? Et à quoi bon causer de littérature ?

On peut être sûr qu’il eût trouvé dans ce carnet du ghetto de Wilno qui vient de paraître[1] une pièce à conviction à l’appui de son  plaidoyer. Un simple journal de notations rédigées par un jeune garçon de quinze ans, Yitskhok Rudashevski, entre 1941 et 1943. Une photo le montre sur le chemin de l’école, droit dans sa capeline qui lui tombe comme une cloche. Même à distance, ce qui frappe dans cette photo, prise au bienheureux temps d’avant, c’est le sérieux, la gravité. Voilà un garçonnet qui ne plaisante pas sur l’éminente dignité de l’étude. On voit le garçonnet, on devine déjà l’homme de sagesse qu’il deviendra un jour, tel le professeur Gerstein tant admiré de ses élèves. On devine un futur qui n’aura pourtant pas lieu.

Est-ce cette gravité d’avant l’heure qui lui donne cette allure de petit Kafka avec à la main son cartable ? À quoi tient que nous sommes si bouleversés par ces choses racontées mille fois et plus ? Le voici revenant à petits pas dans l’appartement saccagé de ses cousins : « Je vois deux grandes fenêtres éclairées. Je regarde à l’intérieur. Une pièce saccagée, pogromée. L’électricité est allumée, mais on n’aperçoit pas âme qui vive. C’est si affreux. J’entre dans le logis de mon oncle. Il fait sombre, je marche sur des affaires. Tout est silencieux, à l’abandon. Une horloge bat, orpheline. Il n’y a personne. »

L’électricité allumée pour personne, l’horloge qui bat pour rien : l’écrivain est là, bien sûr. Et alors, qu’est-ce que ça change ? nous dit quelqu’un dans la salle. De fait, cela ne change rien. Il y a simplement que le jeune Yitskhok a saisi la vérité de ce moment d’abandon et son carnet témoigne de bien d’autres moments de la vie du ghetto, heureux. Ces soirées poétiques, ces dîners en chansons dans la dure nuit d’hiver, les jours noirs, les séparations si douloureuses, les petites fêtes qu’on se donne malgré tout, jusqu’à un surréaliste « bonne année ». Par quel miracle une beauté surgit de ces pauvres pages ?  D’où vient qu’il émane de ce carnet quelque chose comme une force irrésistible ? Ce n’est point là affaire de « happy end », puisqu’il n’y a pas de happy end. Alors quoi ? Peut-être simplement ceci, à quoi nous introduit l’acte de lire, comme à l’exemple de Yitskhok, on entre dans une pièce abandonnée : soudain il y a quelqu’un ; soudain ce garçonnet de quinze ans qui finira assassiné dans la forêt de Ponar, à huit kilomètres de Wilno, reprend sous nos yeux possession de son existence. Alors seulement on va au fond des choses – c’était le titre autrefois, d’un beau roman de Graham Greene[2]. Les choses, ces fameuses choses que contiennent les livres et qui attendent toujours d’être lues, aimées.

Michel Crépu

 

[1]Yitskhok Rudashevski, Entre les murs du ghetto de Wilno, 1941-1943, traduit du yiddish par Batia Baum, Éditions de l’Antilope, 188 p., 16 euros.

 

[2] Le titre exact du roman de Greene est Le fond du problème, disponible chez 10/18 dans une traduction de Marcelle Sibon.

 
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