L’enfer du paradis. En voyage au Levant avec Maurice Barrès et Justine Augier

| Publié le : 31/08/2017

Et d’abord, rappelons-nous bien que si Marcel Proust n’avait pas existé, Maurice Barrès, son concurrent direct, fût devenu le Caesar Imperator des lettres françaises du premier XXe siècle. Peut-être Barrès pensait-il à cela, sur le parvis de Chaillot, aux obsèques de Marcel, quand il glisse à l’oreille de Mauriac (rapporté par ce dernier) : « Ouais, c’était notre jeune homme… » On enterra Proust au Père-Lachaise et La recherche du temps perdu s’étendit comme un immense orage de silence sur tout le paysage littéraire. Le « jeune homme » avait de la ressource et Barrès s’effaça lentement du décor, dans l’habit d’un dandy de la Lorraine, mélangeant Jeanne d’Arc avec les froufrous d’Anna de Noailles.

Destin fâcheux, qui empêche de voir, malgré Proust, combien Barrès est un écrivain diablement fascinant. Remercions donc le petit dieu des livres, notre grand ami, de nous avoir glissé entre les mains Une enquête au pays du Levant, publié par Barrès chez Plon en 1923. Les dates comptent : 1923, cela veut dire que l’on a avalé l’affaire Dreyfus et la Grande Guerre 14, les deux colonnes vertébrales du désastre français. Un besoin de souffler se fait sentir dans les rangs. Et si on allait voir ailleurs que dans le drapeau penché sur les poilus morts de Douaumont ? Barrès, qui a de bonnes chaussures, décide de partir au Levant, ce que nous appelons prosaïquement aujourd’hui le Liban, la Syrie. Ce qu’il veut ? Qu’on lui fasse connaître le mystère soufi des derviches tourneurs. Quelle est donc cette danse tournoyante, porte ouverte sur le paradis, moins la nécessité d’égorger son prochain pour y entrer ?

On déambule avec un Barrès assez pince sans rire (Voltaire n’est jamais très loin) dans les rues de Damas, d’Homs, d’Alep, on déjeune au bord de l’Euphrate, les soirées sont délicieuses, elles sentent la menthe et le jasmin. Un soir chez les jésuites, le lendemain chez les sœurs de l’Assomption, le jour suivant auprès d’un vieux derviche bienveillant qui a tout compris depuis longtemps. La nuit tombe, on dirait plutôt qu’elle se lève, Barrès se laisse doucement aller : « Depuis une heure, je regarde le ciel étoilé sans dormir. Mais une voix s’élève, une étonnante mélopée d’Asie… » Attention, cette nuit vous dînez en pensée avec Djélal-eddin, l’auteur du Divan et d’un livre moins connu, le Mesnévi. Barrès nous prévient : « Le Mesnévi n’a rien de didactique ni de doctrinal ; il est toute émotion, imagination, et ses vers exaltés semblent battre le ciel. Un petit groupe d’admirables idées y sont reprises à l’infini dans des milliers d’images ambiguës, énigmatiques, qui laissent beaucoup à la conjecture… » C’est un plaisir de s’élever avec Maurice dans l’air spirituel, seulement habité par les oiseaux. Sûrement le « petit groupe d’admirables idées... »

Les années passent, Alep, photographiée naguère par Peyram, photographe iranien de génie, avant la guerre (allez tous voir Google : Peyram) n’est plus que ruines et notre ami, le petit génie des livres, nous a mis entre les mains le beau livre implacable de Justine Augier, L’ardeur (Actes Sud),un portrait de Razan Zaitouneh, avocate syrienne dont on est sans nouvelles depuis 2013. Justine Augier nous fait entrer dans le monde secret, poignant, de la clandestinité résistante. Personne, ici, en Europe, n’a une idée approchante de cette réalité folle, où la notion de lendemain n’a tout simplement plus aucun sens. Le livre de Justine Augier nous y aide et certes ce n’est pas demain que nous irons boire le thé à la terrasse avec Barrès. Reverra-t-on jamais Razan ? Impossible de ne pas se poser la question, impossible d’oublier les soirées exquises de ce qui fut le « Levant » d’il y a déjà un siècle. Mais la folie meurtrière d’un Islam réduit à une pratique du couteau de boucherie n’efface pourtant pas ce qui n’appartient pas seulement au monde des souvenirs. Il y a là, au détour de ces pages, comme une trace de lumière oubliée, clandestine elle aussi, mais qui est tout simplement là.

 
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