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Curieusement, l’annonce de la mort de Jean-Pierre Richard a fait de lui un « critique littéraire », ce qu’il n’était absolument pas. Au sens le plus précis possible de ce terme, Richard était un essayiste, c’est-à-dire quelqu’un qui cherchait à extraire d’une forme donnée la matière d’une interprétation tout à la fois esthétique et philosophique. Là où le simple critique exprime son goût ou son dégoût, valorise ses emballements sans trop s’attarder, l’essayiste qu’était Richard s’enfonçait plus loin dans la forêt du sens. Assurément, il était un héritier de la phénoménologie merleau-pontienne, un compagnon de cette grande génération où s’illustrèrent un Georges Poulet, un Albert Béguin : moderne certainement, mais sans renoncer jamais à l’impératif existentiel du sens. Aimer les formes pour ce qu’elles ont à nous dire, certainement, mais sans réduire le texte à une pure machine « signifiante ». Petit homme malicieux qui recevait dans son appartement d’une voix flûtée, Jean-Pierre Richard, avait laissé passer sur lui la grande armée structurale avec ses canons à eaux et ses brigadiers du paradigme. Un gourmet de la forme, totalement indifférent aux enjeux de pouvoirs, ne craignant pas de s’intéresser à des auteurs « populaires » (comme Djian parmi tant d’autres) au lieu de prononcer des oracles théoriques de derrière ses cornues. Toujours il y avait chez lui une gourmandise de départ, une envie de connaître intimement à quelle œuvre il avait affaire. Une telle gourmandise le prémunissait d’un risque de sécheresse, ne le protégeait pas toujours de l’envie d’en rajouter, comme on prend une crème Chantilly de trop. Mais comment le lui reprocher ? Les croque-morts de la littérature pouvaient bien froncer le sourcil, ils n’avaient rien à proposer que des slogans philosophiques détournés.
L’auteur de plusieurs ouvrages dans la collection fameuse « Pierres vives » du Seuil, dont un Paysage de Chateaubriand, un admirable Proust et le monde sensible, Jean-Pierre Richard avait publié un livre majeur : les fameuses Onze études sur la poésie moderne, véritable tableau d’une nouvelle génération d’après guerre, où parurent soudain parmi d’autres les noms d’Yves Bonnefoy, de Jacques Dupin, de Philippe Jaccottet, de Reverdy, Ponge, Guillevic (il n’y manque que Du Bouchet)… À plus d’un demi-siècle de distance, cette liste garde sa pertinence. Eluard et Saint-John Perse en sont les dernières stars de la grande époque. Il n’est pas exagéré de dire que ces « onze études » furent une sorte de Bible pour ceux qui entrèrent alors dans la grande bataille de l’expérience poétique. Richard avait su, de main de maître, réunir un faisceau d’approches extrêmement différentes. On sortait du magistère mallarméen, et l’oracle Char, dans ses pompes, dormait sur son clairon lyrique. On avait bien besoin d’une légèreté, à la fois plus aérienne et profonde. L’heure était à tracer de nouveaux itinéraires. Il y avait du guide de haute montagne chez Richard, mais plus par goût des scintillements du torrent que par attirance pour les grands fonds. Un livre comme Poésie et profondeur, modèle de clarté, eut presque l’allure d’un manifeste, si l’auteur en avait jamais eu le goût. Mais cet homme ignorait la grandiloquence qui parle dans la bouche des perroquets toujours en manque de maîtres auprès de qui prendre les ordres. Les ordres, ils se les donnaient lui-même à lui-même, à sa façon. Ce géographe du texte composait ses menus routiers, ses chemins de traverse. Ce que l’on peut dire, surtout, c’est que Jean-Pierre Richard (né en 1922) faisait confiance au langage. Pour un homme de sa génération, cela frise le miracle. Il n’était pas un soupçonneux, et cela le protégeait de l’idiotie où les fonctionnaires du méfions-nous sont englués, n’osant pas, de honte, appeler à l’aide. Les années modernes, si fébriles à démystifier, n’ont pas fait douter ce lecteur de ses propres illuminations. Rarement on aura vu quelqu’un aussi peu soucieux de débusquer les stratégies de la prise de pouvoir non seulement sans mourir idiot, mais encore plus intelligent. Sa propre gourmandise du sens faisait qu’il n’avait de temps à consacrer à autre chose qu’à la dégustation d’un bon récit. Les aimables dieux de la littérature aiment à protéger de tels garnements, ils les préfèrent aux méfiants, barricadés derrière leurs vieilles pétoires. Richard faisait penser au Pierre de Pierre et le loup, une fois débarrassé du loup, rentré de la grande forêt, les poches pleines de trouvailles.
Michel Crépu